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principes qui dominent toute critique de la raison pratique. Reste à savoir en quel sens nous pourrons prendre ce terme de fins.

M. Renouvier ne saurait faire ici appel à une finalité absolue, à des causes finales transcendantes, dont il n’a pas dit mot et qu’exclut d’ailleurs son système ; il veut donc simplement désigner par fins les objets de nos désirs, de nos « passions », comme il le dit d’ailleurs lui-même. « La fin, ajoute-t-il, est identique au bien, et il est clair que la morale vise à atteindre le bien[1]. » Ainsi se trouve introduit comme troisième fait servant de base à la morale, outre la raison et la liberté apparente, le désir' tendant à sa fin.

Mais en même temps vont reparaître toutes les difficultés des systèmes qui veulent fonder la morale sur la fin de l’homme. Si cette fin est objective, extérieure, hors de la conscience, la volonté se trouve soumise à une loi qu’elle ne peut réellement connaître avec certitude, car qui se flattera de connaître la fin absolue et le bien en soi ? Connût-on cette fin, elle constituerait toujours pour l’homme une loi étrangère, une hétéronomie dont M. Renouvier ne veut pas plus que Kant. Il faut donc admettre une fin purement subjective, c’est-à-dire simplement une direction de nos tendances et de nos désirs ; mais alors s’élèvera un conflit entre les désirs, entre les fins, les unes sensibles, les autres intellectuelles, les unes personnelles, les autres impersonnelles. « La fin ou le bien, remarque lui-même excellemment M. Renouvier, c’est le bonheur, c’est aussi le développement des facultés, c’est ce développement sous la conduite des passions ou sous la direction de la raison. Le mot fin n’a pas la vertu de mettre l’ordre dans ces éléments, dont l’accord n’est pas toujours apparent. » Comment donc construirons-nous la morale ? À vrai dire, les trois éléments mis jusqu’à présent en œuvre par M. Renouvier, entendement, liberté apparente et désir, c’est-à-dire finalité relative, sont ceux de toute morale utilitaire et suffiraient à édifier une morale de ce genre ; quant à en tirer autre chose qu’un utilitarisme plus ou moins déguisé, c’est une tâche à laquelle M. Renouvier ne réussira pas, tant qu’il ne se réfugiera point dans l’impératif catégorique et absolu de Kant.

M. Renouvier essaye cependant de se tirer dès à présent d’affaire en combinant l’élément intellectuel et l’élément sensible, en essayant de ramener le désir à une règle fixe par le moyen de la raison. « Les moralistes, dit-il, ne se sont pas trompés en pensant que les fins, sensibles ou rationnelles, personnelles ou impersonnelles, sont

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