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tion d’un mot propre à exprimer une idée depuis longtemps sortie du vague ; les gourmets les plus délicats n’ont encore à leur disposition que des métaphores pour traduire les sensations infiniment variées que leur font éprouver les mets ou les vins, et l’on peut supposer un peuple doué d’un sens musical très délié qui n’aurait pas ressenti le besoin de spécifier par des noms particuliers les différents degrés de l’échelle des sons[1].

Après cette observation générale, qui tend à infirmer les inductions tirées des imperfections du vocabulaire antique, on constatera, si l’on entre dans le détail, que bon nombre de faits philologiques invoqués par Gladstone, Geiger et Magnus, sont inexacts ou ont été mal interprétés. « Plusieurs, loin d’impliquer chez les anciens Grecs un sens chromatique défectueux, semblent prouver qu’ils l’avaient très délicat ; telles sont les expressions : violettes noires, flot de pourpre, etc., car les flots de la mer, par exemple, prennent souvent une teinte de pourpre par suite d’un effet de contraste très habituel[2]. » Il en est de même des cheveux d’hyacinthe d’Ulysse, de sa barbe bleuâtre, etc. En général, le caractère vague et flottant des désignations des couleurs témoignerait plutôt, comme l’a dit Gœthe, d’un juste sentiment de leur nature insaisissable, des dégradations insensibles qui font passer de l’une à l’autre, de l’état mélangé où elles se présentent toujours dans la réalité. Dans d’autres cas, c’est par l’observation inconsciente des régies de la diction poétique que s’explique et se justifie le langage d’Homère. Le poète ne vise pas à instruire, mais à plaire ; à l’expression précise, technique, il devra donc souvent préférer une expression exagérée, mais qui frappe par sa force, par la beauté de l’image évoquée, par l’harmonie rythmique. Plus d’une épithète critiquée par Gladstone n’est autre chose qu’une synecdoche hardie, dont les langues modernes offrent l’analogue ; κυάνεος employé, dans le sens de sombre, des profondeurs de Charybde, n’est pas plus choquant que le vino nero des Italiens ou la « nuit brune » de Musset. Si Homère n’appelle jamais le ciel bleu, c’est d’abord que, par une juste intelligence du caractère du style épique, il est sobre dans l’emploi des épithètes prétendues colorées, qui arrêtent inutilement l’attention de l’auditeur ; c’est qu’ensuite son principe constant est d’éclairer le peu connu par le connu, le rare par le fréquent, et non réciproquement : comparer le ciel, l’objet que nous voyons le plus généralement, à un autre objet de couleur bleue, serait suivre la marche opposée à son génie. En dernier lieu, le

  1. Chez les Grecs, par exemple, les noms des notes n’expriment pas des valeurs absolues, mais simplement leurs positions relatives sur une échelle qu’on peut indifféremment transposer à une hauteur quelconque. Bien plus, les dénominations restent les mêmes, quoique les intervalles successifs puissent changer dans le tétracorde, suivant qu’on l’accorde dans le genre diatonique, chromatique ou enharmonique. On a donc ici l’exemple d’une grande finesse de perception jointe à une grande pauvreté dans la nomenclature.
  2. Jacob Stilling, Ueber Farbensinn und Farbenblindheit, Cassel, 1878 p. 31.