Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
232
revue philosophique

celui qui voulait se procurer une bonne pièce mécanique, une montre, un pistolet, devait s’adresser à un ouvrier habile. Aujourd’hui, avec une collection d’habiletés médiocres, mais particularisées, on obtient des ouvrages de la dernière perfection. Y a-t-il donc dans les immenses usines modernes d’autres éléments intelligents que dans les petites fabriques du temps passé ? Nullement. Il n’y a qu’un aménagement plus économique des forces et des aptitudes individuelles. Lorsque, dans un musée, on s’arrête devant les grossiers ustensiles des peuples préhistoriques, on entend parfois les visiteurs s’écrier : Quels pauvres artisans ! Et pourtant, si Watt lui-même avait dû fabriquer une hache en silex sans autre instrument que des cailloux, il n’eût probablement mis au jour qu’un outil des plus imparfaits. Si l’on veut recourir à des comparaisons, il ne faut pas s’adresser à la chimie, mais à la mécanique. Une horloge et un moulin à vapeur sont des appareils différents, sans doute, si l’on considère les pièces qui y entrent et le but de leur construction ; mais l’une et l’autre sont des machines, et des machines semblables, en ce sens que toutes deux empruntent du mouvement à la nature extérieure, pour faire mouvoir là des aiguilles sur un cadran, là une meule sur une autre. Et, en poussant l’analyse jusqu’au bout, on retrouverait chez l’une et chez l’autre le principe du marteau.

Je me résume. Contrairement à l’opinion de Lewes et de bien d’autres penseurs, je crois que, partout où il y a sensibilité animale, il y a intelligence, mémoire et liberté, et qu’ainsi l’on peut passer par degrés imperceptibles du mollusque à l’homme.

Est-ce à dire qu’il y ait la même continuité entre le monde inorganique et le monde organisé ? Ceci est une autre question, tout aussi grave, mais plus épineuse, et je souscris sans réserve à la critique que Lewes dirige contre Nägeli. Il faut se défier de l’anthropomorphisme. On peut certainement établir un rapprochement entre l’homme et le mollusque, et néanmoins refuser aux molécules d’un cristal la propriété de jouir ou de souffrir. C’est ici, à mon sens, que l’on peut chercher dans la composition des substances le principe de la distinction.

Il ne manque pas d’esprits, et des plus éminents, qui soutiennent qu’il y a de l’analogie entre un être vivant et un cristal. Pour M. Hæckel, la substance d’une monère est homogène, les molécules en sont équivalentes, elles possèdent les mêmes propriétés, sont aptes à remplir les mêmes fonctions ; physiquement, chimiquement, physiologiquement, chaque partie est l’image du tout. — Il y a ici une véritable confusion. L’homogénéité du cristal est effective ; l’homogénéité de la monère est idéale. Je veux bien qu’au point de vue de la