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(aussi obligatoires que des lois), de prohibitions et de privilèges bizarres. » Si dépourvue de structure sociale que paraisse la plus grossière de ces tribus, ses idées et ses usages ne laissent pas de former une trame invisible qui la tient unie et qui sert à refréner certaines classes d’actions. Cette trame invisible s’est formée lentement et inconsciemment par l’effet des actes de chaque jour, sous l’impulsion des sentiments dominants et la direction des idées régnantes, durant des générations dont le nombre se perd dans le passé.

En un mot donc, avant qu’aucun appareil défini pour l’exercice de l’autorité sociale se soit développé, il existe une autorité provenant en partie de l’opinion publique des vivants et plus encore de l’opinion publique des morts.

Des exemples que nous venons de rapporter ressort un fait que nous allons préciser : c’est que, lorsqu’un appareil politique c’est développé, sa puissance, qui dépend beaucoup de l’opinion publique actuelle, dépend d’ailleurs presque entièrement de l’opinion publique passée. Le chef, en partie organe des volontés de ceux qui l’entourent, est encore plus l’organe des volontés de ceux qui ne sont plus et sa propre volonté très soumise à l’autorité des premières, l’est encore plus à celle des dernières.

En effet, sa fonction comme régulateur consiste surtout à imposer les règles héréditaires de conduite où s’incarnent les sentiments et les idées traditionnels. Nous voyons cela partout. Chez les Alfourous, les anciens rendent leurs décisions, « d’après les coutumes des ancêtres, que l’on entoure du plus grand respect. » De même chez les Kirghis : « Les jugements des Bis, ou des anciens éminents, sont basés sur des coutumes connues et universellement acceptées. » Les naturels de Sumatra « sont gouvernés, dans leurs querelles, par des coutumes très anciennes (adat), transmises par les ancêtres. Les chefs qui prononcent leurs décisions ne disent pas « si veut la loi, » mais : « telle est la coutume. »

Lorsque la coutume conservée par la tradition orale passe à l’état de loi écrite, le chef politique devient encore plus clairement un agent par l’organe duquel les sentiments des morts gouvernent les actions des vivants. On voit très bien que le pouvoir qu’il exerce est au fond une puissance qui agit par lui, dès qu’on remarque combien il est faible quand il veut résister à cette puissance. Sa volonté personnelle est réellement inefficace, excepté lorsque les prescriptions patentes ou tacites des générations passées le laissent libre. C’est ainsi qu’à Madagascar, « un mot du souverain suffit, dans les affaires où il n’y a pas de loi, de coutume ou de précédent. » Chez les Africains orientaux, « la seule limite au pouvoir du despote est l’Ada, le