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P. TANNERY. — l’éducation platonicienne

Voyons au contraire ce qui peut arriver de pis, si la chaîne n’est pas entièrement réversible de L à A. Ainsi nous supposerons que, si C est vrai (nécessaire). D le soit, mais que la réciproque n’ait pas lieu, D se trouvant d’ailleurs nécessaire.

Or, dans ce cas, C ne peut être absurde ; car l’analyse aurait alors abouti à une proposition absurde ; ou bien il faut supposer qu’elle a été mal faite, que de deux propositions fausses, en éliminant l’absurde par lui-même, on a conclu une proposition vraie. Dans ce cas seul, la marche de D à L et de L à D est, sinon inutile, puisqu’elle a établi la vérité de la proposition D, au moins indifférente pour la question posée. L’erreur étant reconnue, il ne reste qu’à recommencer l’analyse à partir de C. Mais ce cas est très rare, même si l’on n’a pas l’habitude du raisonnement.

Si donc, comme nous devons le supposer, l’analyse a été suffisamment bien dirigée, ou C est une proposition vraie (nécessaire), ou elle est simplement possible, ce qui signifie que sa nécessité réclame une condition qui n’a pas encore été exprimée. La découverte de cette condition se fera immédiatement, et l’on pourra poursuivre la marche régressive.

Il peut donc arriver que la synthèse, s’il s’agit d’un théorème, au lieu d’établir la vérité de ce théorème, prouve que l’énoncé doit en être modifié. Mais, en tout cas, la question se trouve élucidée, et le cercle des connaissances agrandi sur le point précis que l’on étudiait.

De même pour les problèmes, l’analyse, conçue dans l’esprit de Platon, peut introduire des solutions étrangères à la question, ce que la synthèse fera reconnaître ; mais il n’y a pas là non plus d’inconvénient réel dans une science dont le but est la spéculation, non pas la pratique, pour laquelle rien n’est donc plus désirable que d’étendre les vues et de multiplier les connaissances.

Dans cette discussion, nous n’avons eu au reste d’autre objet que de défendre notre philosophe contre un reproche théorique. En fait, l’analyse des anciens dans tous les monuments qui nous en restent, depuis les plus anciens jusqu’aux plus récents, nous apparaît avec un algorithme et des règles de calcul différant des nôtres, mais analogues, et ne semble pas procéder autrement que par propositions formant une chaîne immédiatement réversible.

Mais si les Grecs ont à cet égard obéi à une tendance naturelle, s’ils se sont astreints, dans leurs écrits, à suivre rigoureusement les règles qu’elle leur traçait, ce serait à tort que l’on s’étonnerait de les voir admettre la nécessité d’une contre-vérification de leurs déductions, dans les voies neuves qu’ils ouvraient et où nous marchons aujourd’hui avec tant d’assurance.

Paul Tannery.