Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/345

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
341
A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

Kant a-t-il eu des raisons valables pour substituer une critique de la raison pratique en général à une critique de la raison pure pratique, ce qui le dispense de critiquer l’idée de moralité ? 2o A-t-il du moins suivi une méthode rigoureuse pour établir l’existence de cette raison pure pratique, de cette moralité dont il refuse de faire la critique ?

I. Que Kant soumette à un examen sévère l’empirisme moral qui prétend seul fournir des motifs à la volonté et l’emprisonner ainsi dans sa sphère, rien de mieux ni de plus conforme à une philosophie vraiment critique. Mais la tâche d’une semblable philosophie s’achève-t-elle avec ce travail préliminaire, quelque important qu’il soit d’ailleurs, et n’est-il pas invraisemblable, même à priori, que la raison pure, si sévèrement critiquée par Kant dans le domaine spéculatif, puisse échapper à toute critique dès qu’elle passe dans le domaine pratique ? Après avoir été tellement régentée, est-il admissible qu’elle prenne cet air de triomphe et de commandement en changeant de terrain ? Les motifs que Kant donne de ce soudain privilège tiennent en quelques lignes, qui semblent bien brèves pour une aussi grave question. Si nous mettons en ordre et systématisons ces raisons, ce qu’il a lui-même négligé de faire, nous trouvons les arguments suivants :

1o Si l’on réussit, dit Kant, à montrer que la raison pure a une puissance pratique, « il n’est pas besoin de critiquer la puissance pure elle-même, pour voir si, en s’attribuant une telle puissance, la raison ne transgresse pas ses limites par une vaine présomption, comme il arrive à la raison spéculative ; car si elle est réellement pratique en tant que raison pure, elle prouve par le fait même sa réalité et celle de ses concepts, et il n’y a pas de sophisme qui puisse rendre douteuse la possibilité de son existence[1]. » Nous verrons plus tard s’il est vrai que Kant ait établi « la puissance pratique de la raison pure », c’est-à-dire l’existence et l’action réelle de la moralité ou du devoir ; admettons-le, sera-ce un motif suffisant pour ne soumettre à aucune critique ce « fait de la raison[2] », comme il l’appelle, par lequel la raison nous impose, selon lui, un impératif catégorique ? Si le fait est réel, dit-il, on ne peut pas mettre en doute sa possibilité. — Mais il reste toujours à interpréter la vraie nature de ce fait, sa portée, son autorité, ses causes et ses effets. La critique ne se borne pas à examiner les conditions de la possibilité d’une chose, elle examine aussi celles de sa réalité, ses origines, ses résultats, sa

  1. Raison pratique. Préface, p. 129. — Trad. Barni.
  2. Critique de la raison pratique. Edition Rosenkranz, p. 163. — Trad. Barni, p. 175.