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réellement d’elle seule. Allons plus loin quand même tout motif d’action en dériverait dans le fait, on pourrait encore se demander si tout motif doit en dériver. La grande question est donc d’établir que la raison pure, avec ses motifs purement intelligibles, a une action possible sur notre conduite, qu’elle peut agir et nous déterminer par elle-même et par elle seule, ou, comme dit Kant, qu’elle peut être « pratique par elle-même. » En d’autres termes, il faut faire voir que l’intérêt empirique et tous les autres motifs tirés de l’expérience (santé, richesse, gloire, bonheur) ne sont pas nos seuls motifs possibles, qu’il y a un motif supérieur dérivé de la raison pure et capable de déterminer par lui seul notre conduite. Ce motif, qui nous affranchit de l’intérêt sensible, sera par cela même une puissance de liberté ; il sera ce qu’on nomme proprement la moralité. La critique de l’empirisme pratique aura donc pour conséquence de prouver l’existence de la moralité et de sa condition essentielle, la liberté, en un seul mot, l’existence d’une raison pure pratique.

Voilà pourquoi Kant intitule son livre Critique de la raison pratique en général. Mais, pour que ce titre fût parfaitement exact, il faudrait que Kant, tout en conservant sa place légitime à la critique de l’empirisme moral, eût fait aussi la critique du rationalisme moral, de la raison pure pratique. Or nous verrons qu’après avoir promis lui-même cette critique, il s’en est dispensé. Dès lors, il aurait pu intituler plus proprement son ouvrage Critique de raison empirique pratique, comme il a appelé son autre œuvre Critique de la raison pure spéculative.

Grâce à ce plan adopté par Kant, chaque moitié de la raison est tour à tour critiquée et exemptée de toute critique ; le beau rôle passe successivement d’une partie à l’autre selon qu’il s’agit de science ou de morale : dans la sphère de la spéculation, c’est la raison pure qui est au banc des accusés et l’expérience prononce le réquisitoire ; dans la sphère de la pratique, tout change : c’est l’empirisme qui est l’accusé et la raison pure l’accusateur. Quant à une critique complète et radicale 1o de l’empirisme scientifique, 2o du rationalisme moral, cet artifice de méthode permet à Kant de la supprimer, tout en paraissant avoir parcouru le cercle entier d’une critique de la raison.

Nous ne nous arrêterons pas aux objections que pourrait soulever cette façon de scinder l’homme en deux pour établir un abîme entre la connaissance et l’action. Nous ne relèverons pas non plus ce qu’a de périlleux ce jeu de bascule qui tantôt précipite dans le vidé la raison pure en lui refusant toute objectivité spéculative, tantôt l’élève au zénith en lui accordant une objectivité morale. Allons droit au cœur du sujet, et voyons ce qu’il faut penser sur ces deux points essentiels ;