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ne le soit pas. Supposez que quelqu’un vienne dire à encontre de Kant : — Une volonté pure, vide de tout objet et de tout bien objectif, comme de tout plaisir et de tout bonheur, est peut-être une chose indifférente et neutre, peut-être même une chose mauvaise, par exemple un égoïsme absolu, un isolement dans le nirvâna, etc. — Comment un kantien réfuterait-il cette hypothèse, tant qu’il n’aurait pas fait intervenir quelque autre idée ? Parlez-nous, au début de la morale, de volonté pure, de volonté à priori, de volonté absolue, c’est déjà chose hasardeuse ; mais de volonté bonne, vous n’en avez pas encore le droit.

Pour remplir en une certaine mesure le concept trop vide de volonté absolument pure, Kant identifie la volonté avec la raison. La volonté pure n’est à ses yeux que la raison pure pratique, c’est-à-dire la raison agissant et gouvernant toutes les actions. Mais cette identité soulève des objections analogues aux précédentes. Premièrement, il faudrait démontrer que la volonté est en effet l’activité de la raison et n’a rien qui la distingue en propre de la raison même. Une telle proposition, vraie ou fausse, est tellement loin des idées vulgaires sur la volonté et le libre arbitré qu’elle méritait d’être justifiée. En second lieu, si nous remplaçons le mot de volonté pure par son synonyme raison pure, nous arrivons à ce théorème fondamental que le seul bien absolu, s’il y en a un (ce que nous n’examinons pas encore), c’est la raison pure ; or ce théorème, à son tour, est-il démontré ?

La raison pure est la faculté de concevoir les noumènes, le monde intelligible, ou plutôt inintelligible et inconnaissable, l’absolu, l’inconditionnel. Si la raison pure est en nous la seule chose bonne, indépendamment de toute idée de bonheur, ce ne peut être que pour l’une ou l’autre de ces deux raisons ou bien parce que son objet, le noumène, est le bien absolu ; ou parce qu’elle est elle-même le bien, indépendamment de tout objet intelligible comme de tout objet sensible. Examinons successivement ces deux hypothèses. Premièrement, est-ce l’identité du noumène, objet de la raison, avec le bien absolu, qui rend la raison absolument bonne ? — C’est l’opinion soutenue par plusieurs kantiens, mais à laquelle s’opposent, selon nous, les principes mêmes de Kant. Nous ne pouvons savoir à priori et directement si le noumène est le bien. La conception du noumène, en effet, ne permet d’en affirmer ni le bien ni le mal, ni une qualité quelconque ; elle ne permet même pas d’en affirmer l’existence ni la possibilité positive. Le noumène est par définition, comme on l’a dit, le noyau obscur de l’être, analogue à celui que certains astronomes placent au centre du soleil et dont ils font jaillir la lumière. Or comment pouvez-vous savoir si ce noyau est bon ou mauvais, puisque