Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/359

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
355
A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

votre pensée vient se briser à la surface sans pouvoir y pénétrer, et encore bien mieux votre sensibilité, avec ses joies ou ses peines ? Tout ce qui donne un sens positif aux mots de bien ou de mal, intelligence, sensibilité, perd sa valeur en présence de cet inconnaissable. Vous l’appelez l’esprit, la pensée pure, l’acte pur de la pensée ; mais les autres l’appellent la matière, et Kant nous a appris que la décision est impossible entre les deux. Si vous nous présentez la substance inconnue et inconnaissable comme un Dieu ou un bon génie, nous répondrons : — Qui sait si elle n’est pas le démon, si le monde n’est pas l’œuvre d’une mauvaise volonté et si les pessimistes ont tort de le croire ? Prouvez tout au moins que le monde n’est pas l’œuvre d’une volonté absolument indifférente, comme semble le proclamer la nature entière en dépit des Psaumes : Cœli enarrant indifferentiam Dei. Direz-vous qu’on peut juger de la cause première par ses effets ? Mais nous n’avons pas le droit, selon les principes mêmes de Kant, d’induire des effets à leur cause ; ce serait transporter dans l’ordre des noumènes la causalité, que Kant a démontrée la loi des seuls phénomènes. De plus, quand même on appliquerait la causalité à ce qui est en dehors d’elle, Kant a montré dans la Critique de la raison pure que les effets visibles en ce monde ne prouvent pas une cause absolument bonne, car le mal se mêle au bien dans la nature et y est peut-être en quantité égale ou supérieure. Donc, à aucun point de vue, vous n’avez le droit de dire que le noumène, objet de la raison pure, est bon, ni que le bien est le noumène.

Ainsi, nous ne pouvons chercher dans les objets intelligibles le motif qui confère à la raison pure son caractère de bonté. Il faut donc que la raison ait le droit de se déclarer elle-même bonne à un point de vue immanent et non plus transcendant. Mais comment pourra-t-elle avoir ce droit ? — Elle ne pourra l’acquérir que de deux manières, soit par l’introduction de l’idée de bonheur, soit par l’introduction de l’idée de loi. Si par exemple je montre dans la volonté pure et raisonnable, dans la liberté et l’indépendance idéale, le fond même du bonheur non seulement pour l’individu, mais pour tous les autres êtres, j’acquerrai le droit de dire que la volonté pure est bonne. Kant rejette cette façon de procéder. Apporte-t-il des raisons valables pour cette condamnation sommaire du bonheur ? Il ne le semble pas. La première raison qu’il donne, comme en passant, pour exclure le bonheur de l’idée de la volonté bonne et raisonnable, c’est que « le bien-être et ce parfait contentement de son état qu’on nomme le bonheur, nous donne une confiance en nous qui dégénère même souvent en présomption lorsqu’il n’y a pas là une bonne volonté ; …et qu’un spectateur raisonnable et désin-