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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

sans le savoir et sans en avoir conscience ; car la réelle liberté consisterait, par définition, à agir véritablement soi-même, à connaître dans leur cause les effets que l’on produit, à les voir par conséquent en soi. On n’a jamais appelé libre celui qui fait une chose sans savoir ni qu’il la fait, ni comment ni pourquoi il la fait. Me rendrez-vous plus libre et plus responsable de mes actes en me mettant un bandeau sur les yeux sous prétexte que je ne serai plus nécessité par les lois de la lumière ? Je le serai alors par des lois encore plus gênantes, celles de la nuit. « L’homme, dit Kant, d’après la connaissance qu’il a de lui-même par le sentiment intérieur, ne peut se flatter de se connaître tel qu’il est en soi ; car, come ne se produit pas lui-même, et que le concept qu’il a de lui-même n’est pas à priori, mais qu’il le reçoit de l’expérience ou du sens intime, il est clair qu’il ne connaît sa nature que comme phénomène, c’est-à-dire par la manière dont sa conscience est affectée. (Raison pratique, p. 106.) » La est précisément le point capital ; si je suis vraiment libre, je dois connaître à priori ce que je produis moi-même. Qu’est-ce en effet qu’une liberté qui ne voit pas ses propres actes et qui est forcée d’attendre que l’expérience les lui révèle du dehors[1] ? Si je suis obligé, pour connaître mon visage et pour savoir s’il est beau ou laid, de le regarder dans un miroir, c’est une preuve qu’il n’est pas mon œuvre libre et que je n’en suis point vraiment responsable. « Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » signifie-t-il : Pardonnez-leur, car ils sont libres » ?

Loin de conclure avec les kantiens orthodoxes que, puisqu’il y a un monde où j’existe sans m’y connaître, j’y puis être libre, je dois conclure au contraire que je ne le puis pas, par cela même que, dans ce monde, je ne me connais pas. Supposons-nous dans la caverne de Platon. Dirons-nous que les ombres seules peuvent avoir la connaissance et la conscience d’elles-mêmes, parce qu’elles sont des ombres, déterminées par les lois de la réflexion ; mais que les personnages réels qui projettent ces ombres ne peuvent plus se connaître ni avoir conscience ? lien faudrait alors conclure que ces personnages sont encore moins libres que leur ombre. Dirons-nous au contraire que la conscience de la liberté existe peut-être en eux, mais que leur ombre n’en sait rien ? Alors le personnage et son ombre sont deux êtres réellement distincts et reliés par un rapport tout extérieur. Me voilà donc conduit à supposer que, pendant que je me promène sur la terre à l’état de fantôme, mon Sosie se promène ou plutôt est à jamais assis dans le ciel, et y est libre ; le moi que je ne connais pas est la

  1. Voir notre livre sur La liberté et le déterminisme, p. 225.