Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/364

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
360
revue philosophique

Tel est le vrai sens de la liberté négative, sens conforme d’ailleurs à l’intime doctrine de Kant. Donc, tant que nous serons réduits aux inductions purement scientifiques, nous aboutirons plutôt à un principe nouménal de nécessité que de liberté, malgré le nom de liberté qu’on lui donne habilement par anticipation, comme un moule qu’on n’aura plus ensuite qu’à remplir. Si d’ailleurs le moule est par trop vide, il n’aura même plus de forme déterminée, il ne sera plus un moule, et on n’aura plus de raison ensuite pour le remplir avec une chose déterminée. C’est ce qui arrive pour Kant. Il à tellement vidé la notion spéculative de la liberté qu’il n’y reste plus rien.

Si nous ne nous trompons, il eût fallu construire spéculativement un idéal de liberté moins négatif pour pouvoir ensuite l’utiliser en morale. Peut-être n’était-il pas absolument impossible de se former une notion de liberté offrant quelque sens positif et ne s’abîmant pas tout entière dans l’insaisissable noumène. Mais Kant est tellement préoccupé de réduire à l’impuissance la spéculation, qu’il oublie parfois de se demander si ses coups n’atteignent point en même temps la pratique. La scission complète du spéculatif et du pratique chez Kant, l’un tout négatif, l’autre rendu positif par un coup de baguette incompréhensible, entraine ici comme ailleurs les mêmes inconvénients. La liberté, indépendamment de la loi morale, n’étant conçue que comme un noumène indéterminé et une négation, Kant aura beau ensuite faire intervenir la loi morale, le noumène sera en contradiction avec elle au lieu de lui servir. C’est ce que nous allons vérifier en passant aux considérations morales. Voyons si la liberté négative et nouménale, qui était tout à l’heure en opposition avec la nature et avec la science, ne sera point en opposition avec la moralité qu’elle doit fonder et qui fournit seule des raisons de l’admettre.

Que le principe de la nature en général et de notre nature en particulier soit inconnu et inconnaissable, conséquemment négatif pour nous et indéterminé, on peut encore le concéder ; mais que le principe de notre moralité libre, que la liberté même qui nous constitue des êtres moraux soit inconnaissable, voilà qui est tout autrement difficile à accorder. Ce fait même que vous placez le noumène dans la nuit de l’intelligence ne le rend-il pas incompatible avec la liberté morale, telle que nous croyons l’apercevoir en nous et telle que nous pouvons logiquement la concevoir ? En fait, ce n’est jamais dans ce que nous ne connaissons pas et dans ce dont nous n’avons pas conscience que nous nous attribuons la liberté. D’autre part, au point de vue logique, nous ne pouvons être libres dans l’inconnu, dans les ténèbres, là où nous ne nous connaissons plus, libres