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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

chement, une espèce de cercle d’où il semble qu’il soit impossible de sortir[1]. » Il croit cependant en sortir par une double distinction : 1o celle des deux mondes, intelligible et sensible ; 2o celle de l’ordo essndi et de l’ordo cognoscendi.

En premier lieu, dit-il, ce n’est pas sous le même rapport que nous nous considérons quand nous parlons de devoir et de pouvoir. « En nous concevant libres, nous nous transportons dans le monde intelligible, où nous reconnaissons l’autonomie de la volonté, avec sa conséquence, la moralité ; mais, en nous concevant soumis au devoir, nous nous considérons comme appartenant au monde sensible et en même temps au monde intelligible[2]. » En d’autres termes, le devoir enveloppe à la fois l’idée du sensible et celle de l’intelligible, et nous en extrayons cette dernière sous la forme de la liberté. — Mais, répondrons-nous, pour qu’on puisse l’en extraire, il faut qu’elle y soit déjà, et c’est précisément en cela qu’il y a danger de cercle vicieux. Le devoir est un tout composé de deux idées également essentielles et inséparables pouvoir de faire, et loi commandant de faire. Pour que le tout soit certain, « apodictiquement certain », comme dit Kant, il faut que les deux parties soient certaines ; or le commandement de la loi ne sera pas certain pour moi si je n’ai pas conscience de pouvoir ce qui m’est commandé. Tu dois enveloppe donc tu peux et n’a pas de sens si l’on n’y présuppose cette idée. Le devoir est la nécessité de vouloir ce qu’il m’est possible de vouloir. Ce n’est pas la nécessité de vouloir, sans rien de plus, car alors la volonté serait nécessitée et la chose n’aurait plus rien de contingent ; il faut donc ajouter : « ce qu’il m’est possible de vouloir », pour poser à la fois la possibilité réelle de la chose et le caractère simplement moral de sa nécessité. En un mot, devoir faire, c’est être obligé de faire ce qu’on peut faire, et seulement ce qu’on peut faire. L’homme dont parlait Kant tout à l’heure, par exemple, ne s’attribuera personnellement et pratiquement le devoir strict de mourir pour la vérité qu’autant qu’il s’attribuera le pouvoir de mourir ou de vouloir mourir, et ce pouvoir n’est nullement évident. « Que cela lui soit possible, dit Kant, c’est ce dont il conviendra sans hésiter ; » oui, tant qu’il s’attribuera le libre arbitre vulgaire ; mais quand vous lui aurez expliqué le déterminisme qui enchaîne ses actes à l’univers, et qui le rend aussi impuissant à vouloir mourir qu’à mourir si l’univers ne comprend pas sa volition ou sa mort dans l’inflexible réseau des événements, il hésitera à reconnaître et son pouvoir et son devoir.

  1. Mét. des mœurs, p. 104.
  2. Ibid., p. 109.