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De deux choses l’une, pourrait-on dire à Kant : ou bien il y a une réelle distinction, comme vous avez paru l’admettre tout à l’heure, entre la sphère du devoir (à)a fois intelligible et sensible) et celle du pouvoir (purement intelligible), ou au contraire il n’y en a pas. S’il y en a une, la sphère du devoir sera double et exprimera un rapport de conformité nécessaire entre le sensible et l’intelligible, tandis que la liberté exprimera seulement un pouvoir de l’ordre intelligible ; mais en ce cas, je dis que la liberté ne servira à rien : l’intelligible doit agir sur le sensible et dans le monde sensible, voilà le devoir ; l’intelligible peut exister dans le monde intelligible, voilà la liberté intelligible, et cette liberté est ici évidemment insuffisante ; pour avoir une liberté conforme au devoir, il faudrait avoir une liberté de l’ordre intelligible pouvant agir sur l’ordre sensible, conséquemment un pouvoir appartenant comme le devoir aux deux mondes. Admettez-vous donc cette seconde alternative ? Alors le cercle vicieux reparaît, le devoir et le pouvoir sont pris sous les mêmes rapports et le premier n’existe qu’à la condition que le second soit préalablement ou simultanément posé.

Au fait, dans l’exemple cité par Kant, il s’agit d’une liberté capable de me faire mourir, de suspendre tout le cours de ma vie et de mes actions au profit d’un devoir ; est-ce là une liberté purement intilligible ? Non ; c’est une liberté s’exerçant en plein sur le monde sensible. Or, selon Kant, je ne puis saisir en moi avec certitude un tel pouvoir ; donc je ne puis davantage être certain de mon prétendu devoir, et les deux principes s’écroulent à la fois faute de base solide.

La seconde distinction que Kant et ses partisans invoquent pour sortir du cercle vicieux est celle de l’ordre des existences et de l’ordre des connaissances. Dans le premier ordre, la liberté précède le devoir ou lui est au fond identique ; dans le second, le devoir précède la liberté. — Mais cette distinction ne résout pas la difficulté. En effet, nous ne pouvons pas nous transporter objectivement dans l’ordre absolu des existences et tout se passe pour nous dans l’ordre des connaissances ; or c’est la connaissance ou, si l’on veut, la conscience de notre devoir, comme étant bien le nôtre et non un devoir en l’air, qui présuppose la connaissance ou la conscience de notre liberté. Mon devoir demeure problématique, comme nous l’avons déjà objecté aux criticistes, tant que ma liberté elle-même est conçue comme problématique[1].

Kant, par une dernière ressource de dialectique, semble admettre qu’une apparence de liberté est ici suffisante pour fonder une réalité de devoir. Nous avons tout au moins, dit-il, une liberté apparente, une idée invincible de notre liberté qui est la condition pra-

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.