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j. delbœuf. — le dernier livre de g. h. lewes

penser qu’en ce moment il portait sur mon intelligence un jugement bien défavorable.

Il faut, pour bien saisir la portée de ce fait, en noter les moindres circonstances. Certes Mouston devait savoir d’une manière explicite que l’os serait plus commode à manger s’il était fendu, et il savait aussi que moi seul j’avais le moyen de le fendre. Or, il me communiqua sa pensée de la seule manière qui fût en son pouvoir. Il me rapportait l’os, en me montrant qu’il n’était pas entamé et en me faisant signe de le reprendre. S’il avait refusé dès l’abord de l’emporter, je pourrais sans doute ne voir dans ses actes que des jugements intuitifs. Mais il l’avait accepté, avait essayé de le briser, et c’est à la suite d’efforts impuissants qu’il avait songé au remède. Entre la prise de l’os et le retour se sont intercalées plusieurs actions intermédiaires qui ont motivé sa conduite, et il a eu une connaissance anticipée, nette et précise de la chose qu’il désirait de moi.

Voici un exemple d’anticipation morale. Jusqu’à présent je n’ai vu la relation d’aucun fait d’une portée plus significative. Le héros est un petit chien croisé de chien-loup et d’épagneul. Il était à cet âge où commence pour son espèce le sérieux des devoirs de la vie sociale. Autorisé à élire domicile dans mon cabinet de travail, il s’y oubliait assez souvent. En tuteur inflexible, je lui remontrais chaque fois l’horreur de sa conduite, le transportais vivement dans la cour et le mettais debout dans un coin. Après une attente qui variait suivant l’importance du délit, je le faisais revenir. Cette éducation lui fit comprendre assez rapidement certains articles du code de la civilité… canine, au point que je pus croire qu’il s’était enfin corrigé de son penchant à l’oubli des convenances. O déception ! un jour, entrant dans ma chambre, je me trouve en face d’un nouveau méfait. Je cherche mon chien pour lui faire sentir toute l’indignité de sa rechute ; il n’est pas là. Je l’appelle ; il ne vient pas. Je descends à la cour… il y était, debout, dans le coin, les pattes de devant tombant piteusement sur sa poitrine, l’air contrit, honteux et repentant. Je fus désarmé.

Prenons maintenant un exemple chez les animaux inférieurs. Tout le monde connaît le grillon des champs, cet insecte brun, à corps ramassé, à tête volumineuse, et qui se creuse dans les talus exposés au soleil un trou au bord duquel il se tient à l’affût. Avec un peu de patience et d’adresse, il vous sera facile d’en saisir un. Si vous le replacez dans les environs de sa demeure, il s’y précipitera à reculons. Transportez-le au contraire un peu plus loin, il aura l’air tout dépaysé, et c’est à peine s’il cherchera à s’enfuir. Placez-le au bord d’un trou qui n’est pas le sien, il n’y entrera pas immédiatement à