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j. delbœuf. — le dernier livre de g. h. lewes

Cette même restriction, je l’applique aussi au chapitre suivant intitulé : Le triple procès.

L’esprit, dit Lewes, est la somme de nos affections et de nos actions. Les formes du sentir, que nous appelons expérience, connaissance, théorie, sont des directions pour l’action et s’organisent dans ce but. La faim, par exemple, excite des mouvements qui arrivant à mettre l’animal en contact avec sa nourriture, lui procurent du soulagement. Voilà un commencement d’expérience. Peu à peu, ces expériences se groupent, et, en fin de compte, la vue de la nourriture lui dictera sa conduite. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’animal connaît sa nourriture. Son action peut être instinctive, en vertu d’une disposition innée de structure ; intuitive, par disposition acquise ; intelligente : c’est le plus haut développement d’une semblable disposition acquise, permettant « la répétition cérébrale de l’acte et la prévision de sa fin et de ses moyens de production ». — Selon ma manière de voir, l’intelligence consciente est l’ébauche embryonnaire d’une faculté dont l’instinct constitue une forme plus élevée et dont l’automatisme est l’expression parfaite. « De fait, ajoutais-je ailleurs à cette définition[1], l’ouvrier qui doit continuellement réfléchir à la manière dont il se servira de son outil et au but de chacun de ses mouvements n’est-il pas au-dessous de celui qui, maître de sa main et de son art, exécute son ouvrage machinalement et peut, tout en travaillant, chanter, causer ou penser à son aise ? »

Je crois que telle était aussi l’opinion de Lewes, et qu’il n’y a entre nous qu’une différence de terminologie. Plus haut (p. 232), il dit même expressément que voir de l’instinct dans l’action du chat qui suette sa proie, et de la raison dans celle de l’homme qui se tient à l’affût, c’est se duper soi-même au moyen de mots. Mais, il faut le reconnaître, dans le passage que je critique, Lewes donne au mot intelligence une signification nouvelle et restreinte : ce serait la faculté de la répétition cérébrale et anticipative d’une action prévue ; en d’autres termes, la faculté de réfléchir d’avance à ce qu’on va faire. À certains égards, puisque cette faculté entre en exercice lorsque l’animal se trouve dans une situation qui ne lui est pas familière, elle est précieuse et est l’origine de progrès ultérieurs ; mais il n’en reste pas moins vrai que, à mesure que le même cas se renouvellera, elle ira s’oblitérant, se transformant insensiblement en habitude, puis en instinct, c’est-à-dire en sa propre négation.

Un exemple. L’escalier de la maison où s’est passée mon adolescence était en plein air dans une cour. Les épeires-diadèmes l’affec-

  1. Théorie générale de la sensibilité, Bruxelles, 1876, Muquard, p. 96.