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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

ordre d’exposition et de génération des théorèmes ; mais ce qui est indémontrable demeure toujours indémontrable. Il est donc au fond contradictoire de poser un devoir certain avec une liberté incertaine ; devoir et liberté sont également incertains, et la moralité est une pure hypothèse, dont la critique reste toujours à faire. Mais alors, ne parlons plus d’un impératif catégorique qui aurait le privilège d’être l’inconcussum quid par rapport aux hypothèses de la métaphysique. Le devoir, avec la liberté qu’il présuppose, est lui-même une de ces hypothèses, la plus belle et la plus sublime, si l’on veut, mais qui ne peut, comme les autres, être acceptée que sous condition et non inconditionnellement.

Accordons cependant ce postulat de la liberté, qui n’est autre, à vrai dire, que le postulat de la moralité même, prétendue catégorique et inconditionnelle ; comment les criticistes se représenteront-ils la liberté dont on leur aura gratuitement concédé l’existence ? On le sait déjà : c’est sous la forme du libre arbitre proprement dit. Nous ne voulons pas entrer ici dans la question du libre arbitre[1] ; seulement nous devons faire voir combien s’aggrave dans le criticisme la difficulté du postulat, qui était déjà si contestable chez Kant. Ce dernier reléguait la liberté dans le monde des noumènes, où elle était insaisissable il est vrai, mais où elle ne semblait pas en contradiction formelle avec la science ni avec ce que la conscience aperçoit en elle-même. M. Renouvier, lui, comme nous l’avons remarqué déjà, installe l’inintelligible et le mystère, sous le nom de libre arbitre, en plein monde de la science, au milieu même des phénomènes et dans la région de la conscience, où la liberté se produit et cependant ne peut s’apercevoir elle-même[2]. Le

  1. Voir la Liberté et le déterminisme, 2e partie, et l’Idée moderne du droit, livres III et IV.
  2. Il importe de le remarquer, cette impossibilité d’avoir conscience de la liberté est une des choses les plus inexplicables, selon nous, dans le criticisme. M. Renouvier emprunte à Kant le principe que la liberté ne peut être objet de conscience, mais il laisse à Kant sa conception d’une liberté nouménale et il ramène la liberté dans le monde des phénomènes : comment alors, peut-il rejeter la conscience de la liberté ? Chez Kant, la chose était parfaitement logique, puisque placer la liberté dans les noumènes, c’était la placer dans le domaine de l’inconnaissable et de l’inconscient ; mais, répétons-le, M. Renouvier, lui, la place dans les phénomènes ; dès lors, ou bien c’est une production de phénomènes inconscient et conséquemment aveugle, qui se ramène pour la psychologie à la passion et à la fatalité naturelle, non à la liberté ; ou bien c’est un fait vraiment intellectuel autant que volontaire, volontaire même parce qu’il est intellectuel ; et, en ce cas, nous devrions en avoir conscience. C’est une preuve de plus de l’espèce de dislocation subie par le kantisme dans le criticisme ; les parties qui subsistent ne cadrent plus avec les parties rejetées. « La liberté, dit M. Renouvier, est le fait du commencement, partiellement indépendant, de certaines suites de phénomènes