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REVUE PHILOSOPHIQUE

criticisme admet donc dans le monde réel où nous vivons des solutions de continuité inintelligibles par nature : en nous, une liberté que nous ne pouvons, de son propre aveu, ni saisir par la conscience, ni comprendre par la raison ; en dehors de nous, une contingence qui rend possibles les dérogations aux lois scientifiques, une production du monde à un moment précis du passé sans cause antécédente ; bref, une série non plus seulement de mystères, mais de, miracles proprement dits ; car un mystère est transcendant, un miracle est immanent. Le phénoménisme criticiste, qui paraissait d’abord plus scientifique que les noumènes kantiens, ne fait donc à la fin qu’introduire dans la philosophie une difficulté de plus, car un monde de phénomènes qui ne se suivent pas selon une loi intelligible, c’est de la fantasmagorie proprement dite. Au lieu d’une substance cachée, d’un ciel inaccessible d’où jaillissent les phénomènes sans suite apparente, comme des éclairs, ce sont des phénomènes qui jaillissent tout seuls sur terre, des éclairs sortant autour de nous du néant.

    au sein des phénomènes antérieurs, des êtres antérieurs… Abstraction faite des conditions environnantes, elle est le commencement et l’être même ; et, sous ces conditions, elle est ce même commencement qui se connaît et cet être qui, donné à soi pour une partie, pour une autre partie se fait et s’achève (Deuxième essai de critiques générale, 1re édition, p. 489.) » Comment le commencement libre se connaît-il, au vrai sens de ce mot, s’il n’est pas conscient ? comment l’être se fait-il lui même sans être conscient de ce qu’il fait ? Cela se comprendrait encore s’il s’agissait de la liberté d’indifférence : mais M. Renouvier prétend la rejeter : il fait consister la liberté dans une initiative intelligente, qui ne s’exerce pas sans motifs, puisqu’elle produit elle-même des motifs ; — il est vrai qu’on pourrait demander si elle les produit sans motif (ce qui ramène la liberté d’indifférence) ou avec motif (ce qui ramène le déterminisme intellectuel). Toujours est-il que M. Renouvier place la liberté dans la production ou l’appel de motifs nouveaux. Dès lors, l’intelligence doit avoir conscience, directement ou indirectement, de l’apparition d’un motif nouveau en elle, d’une modification dans la série de ses idées. En effet, ou bien cette modification lui vient d’un pouvoir occulte (la volonté) placé derrière elle et en dehors, et alors elle doit avoir conscience de subir une modification : ou bien cette modification vient d’un pouvoir inséparables de l’intelligence même (et c’est ce qu’admet M. Renouvier), et alors ce pouvoir intelligent doit avoir directement conscience de produire une modification. Passive ou active, la conscience doit toujours exister pour une liberté immanente à l’ordre phénoménal. Vainement M. Renouvier a recours ici au mystère. « Le mystère de la liberté, dit-il, est la dernière et la plus haute forme de celui que nous avons atteint dans le fait du pur devenir actuel, dans celui du premier commencement, dans celui de l’être. » Un devenir intelligent et libre, répondrons-nous, ne peut s’échapper à lui-même, comme le peut un devenir inintelligent et fatal ; un commencement qu’on fait est un commencement qu’on sait et qu’on voit ; une existence libre est une existence qui se produit et a conscience de se produire. Sinon, la liberté, reléguer dans les mystères, est au fond un noumène, comme ceux de Kant, avec cette différence déjà signalée que le mystère pénètre dans la nature même et dans le domaine de la conscience, ce qui fait qu’il est doublement incompréhensible.