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mène tout ce qui vient du sujet puisse jamais obtenir un plein succès : et, s’il ne l’obtient pas, quelque chose subsiste toujours des conditions de la pensée ; la prétendue chose en soi se trouve pro tanto altérée : elle est relative. Or une chose n’est pas plus ou moins en soi ; elle l’est ou elle ne l’est pas. Dirons-nous que, par une méthode analogue peut-être à celle des limites, l’esprit s’élance d’un bond au dernier terme ? Mais n’est-ce pas soutenir qu’il sort de lui-même tout en y restant, qu’il pense à la fois et ne pense pas ? M. Evellin a bien senti la difficulté : car il ne se fait pas faute de répéter que sa chose en soi est inconcevable. Elle l’est vraiment trop, et il est difficile de se laisser conduire jusque-là au nom de ce principe d’intelligibilité qu’on nous présente comme la cheville ouvrière de toutes les opérations intellectuelles.

Cependant, de quelque manière qu’on y arrive, qu’est-ce que la chose en soi ? M. Evellin distingue le lieu en soi, la durée en soi, le mouvement en soi, enfin l’élément dynamique, qui paraît être la plus réelle des choses en soi. Comment distinguer toutes ces choses en soi, sinon à l’aide de ces formes de la pensée, dont on veut précisément faire abstraction ? On a beau changer les noms : le lieu ne se conçoit pas sans l’étendue, ni la durée sans le temps. Je sais bien que quelques philosophes, M. Spencer par exemple, ont essayé de faire une distinction entre le temps et l’espace représentés in concreto, à propos d’un objet déterminé dans une expérience donnée, et la notion générale de temps et d’espace, formée ultérieurement par l’acte de l’esprit qui abstrait ses propres lois et prend conscience des formes qu’il a d’abord appliquées sans les connaître. Mais ce serait une chimère de croire que cette dernière opération modifie en quoi que ce soit les formes de la pensée primitivement engagées dans l’expérience : il serait étrange qu’une simple abstraction y ajoutât quelque chose, et que, pour les voir telles qu’elles sont, on les changeât. Ce qui est une forme, une condition de la pensée, ce n’est pas le temps ou l’espace en général, mais la durée ou le lieu où est situé tel phénomène donné. Mais, si l’on élimine ces formes, comment arriver à concevoir le lieu ou la durée en soi ? M. Evellin, avec Platon et d’autres grands esprits, a été dupe d’une illusion : ses choses en soi ne sont que nos idées mêmes, transportées hors de nous, transformées en réalité, et servant, sous ce vêtement d’emprunt, à s’expliquer elles-mêmes. Comme Aristote le reprochait déjà à Platon, il ne fait que doubler nos représentations pour les expliquer. C’est toujours la situation de l’homme qui, se regardant dans l’eau, se prendrait pour la copie de ce qu’il voit.

En outre, M. Evellin déclare que dans le réel les éléments du lieu sont inétendus. Mais comment comprendre que par leur rapprochement ils forment l’étendue, à moins d’admettre avec Leibnitz qu’ils rencontrent une pensée qui leur impose ses lois et se représente cette réalité d’une manière qui lui est propre ? Et enfin n’a-t-on pas bien de la peine à comprendre comment ces points peuvent être en soi, qui ne sont que