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darmesteter. — les cosmogonies aryennes

§ 8. Cette lumière créatrice, cet Agni enfermé dans les eaux célestes, prenait dans certains mythes une forme particulière qui prêtait singulièrement au développement cosmologique. Dans toute une série, la lutte d’orage avait pour objet, non point la conquête pure et simple de la lumière matérielle, mais la délivrance de la lumière vivante, de la belle créature radieuse, enlevée par le Serpent, devenue « l’Épouse du démon, » la Dâsapatnî ; le drame naturaliste tourne ainsi en drame humain l’orage devient une lutte d’amour, le héros lumineux devient un amant délivrant son amante[1], et, par une généralisation postérieure, il devient le dieu de l’amour, Kâma[2]. Dès lors, le rôle cosmogonique joué par l’Embryon d’or, par Agni, pourra l’être à sa place par l’Amour, qui n’est qu’une de ses formes, qu’un de ses noms, mais une forme et un nom qui évoquent tout naturellement les idées de développement et de génération et provoquent la pensée cosmologique. Puisque l’amour à présent perpétue la vie, pourquoi ne l’aurait-il pas produite au début ? Certes, à son origine, ce dieu d’amour, sorti du dieu amant qui lutte pour la conquête de l’amante, n’a qu’un rapport lointain, qu’un rapport de nom avec l’amour abstrait et créateur. Les poètes védiques qui célèbrent Kâma invoquent en lui, non à la façon des Grecs, « le dieu aux molles langueurs, le λυσιμελής » le dieu par qui la vie nait et se propage, mais un dieu tout de terreur et de lutte, un dieu frère d’Indra, le héros d’orage, frère d’Agni, le feu de la nuée ; ils l’invoquent pour qu’il tue leurs ennemis, pour que de ses flammes il brûle leurs demeures, qu’il les précipite dans l’abîme avec les mêmes armes dont Indra a précipité les démons[3]. C’est que cet amour n’est en effet qu’une des formes du dieu lumineux manifesté dans la nuée d’orage, un des noms d’Agni, de l’Em-

  1. Voir notre livre, Ormazd et Ahriman, pp. 136, 150, 161.
  2. Etant né dans les eaux, le poisson est un de ses déguisements mythiques ; il a pour attribut un monstre marin, le makara. La Grèce offre la contre-partie ; c’est l’amante qui est née des eaux le dauphin lui est consacré. — Kâma a pour fille la vache (la nuée), que les sages appellent encore Vâc Virâj (Cf. § 38).
  3. « Avec le beurre de l’oblation j’honore l’Amour, puissant tueur d’ennemis. Avec ta force si grande, abas mes ennemis, puisque je te loue.

    « Que le redoutable, le puissant Amour, lâche l’insomnie, le malheur, le point d’enfants, le point de foyer et la misère sur qui médite le mal contre moi !

    « Repousse-le, ô Amour, repousse-le ; dans la misère que tombent mes rivaux ! Jette-les dans la ténèbre inférieure, ô Agni, brûle leurs demeures !

    « Ô Indra, Agni, Amour, montés sur le même char, précipitez mes ennemis ! Précipités dans les ténèbres inférieures, ô Agni, brûle leurs demeures !

    « Amour a tué mes ennemis, il m’a fait large espace et fortune.

    Avec l’arme dont les dieux ont repoussé les Asuras, dont Indra a rejeté les Dasyus dans la ténèbre inférieure, avec cette arme, ô Amour, repousse mes ennemis, loin, loin de ce monde ! » (Atharva Véda, 9, 2, 1-3-4-9-11-17).