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ténèbres[1]. » C’est pendant cet abattement qu’Ormazd crée le monde. Si la parole paraît en général plutôt comme instrument de lutte que de création, elle a dû néanmoins posséder aussi ce caractère, à tout le moins comme élément du sacrifice, le sacrifice étant créateur en Perse comme en Inde[1]. Et de fait, dans certaine version zervanite[2], ce n’est plus par un sacrifice de mille années que Zervan crée le monde, c’est en murmurant le Vâj[3] durant neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans.

§ 39. En Grèce, rien de tel, semble-t-il. La Grèce a bien l’équivalent de Vâc Ambhrini, mais confiné dans le rôle primitif : c’est « la parole messagère de Zeus », ὄσσα Διὸς ἄγγελος[4] ; c’est une révélation dans une langue mystérieuse que l’augure interprète ; elle est déesse même, c’est elle que les Athéniens semblent avoir adoré sous le nom de Φήμη[5] ; mais elle ne crée pas.

À Rome, elle s’appelle Fama, personnage mythique et concret, voix tonitruante de la lutte orageuse, que la réflexion a peu à peu décolorée en pâle et inerte abstraction. Qui veut voir comment les mythes périssent en allégories n’a qu’à comparer Fama dans Ovide et dans Virgile. Dans l’un et dans l’autre, elle n’est plus qu’une abstraction ; mais Virgile, avec son instinct profond de poète, a recueilli un dernier écho de la tradition, qu’il ne comprend plus sans doute, mais où il sent vibrer encore quelque chose de divin : Fama est née dans la lutte des dieux et des géants, c’est le dernier effort de la race vaincue, son dernier cri[6].

Rien en Grèce ni à Rome d’analogue à cette cosmologie mystique de l’Inde et de la Perse[7], qui semble donc propre aux Aryens d’Asie

  1. a et b Bundehesh, I. Voir § 36.
  2. Donnée dans Sharastani, Sectes et systèmes, tr. Haarbrücker, p. 277.
  3. Nom d’une prière.
  4. Iliade, 2, 94 ; Odyssée, 34, 413. Comparer le vers védique : antar dûto rouaasî carad vâk : « la voix a couru comme une messagère dans le ciel » (1, 173, 3).
  5. Pausanias. I. 17, 1.
  6. Illam terra parens, ira irritata deorum,
    Extremum (ut perhibent) Cæo Enceladoque sororem Progenuit…

    Ovide fait du palais de Fama un vaste appareil téléphonique :

    Nocte dieque patet tota est ex aere sonanti,
    Tota fremit, vocesque refert iteratque quod audit…

    Tout le reste est dans ce style (Métam. : XII, 46 sq.).

  7. On trouve bien dans les Orphiques une mention de la Parole créatrice, mais dans un vers qui ne paraît pas avant saint Justin et qui est sans doute l’œuvre de quelque pieux faussaire, en quête du Verbe :

    Αὐδὴν ὀρκίζω σε πατρός, τὴν φθέγξατο πρῶτον,
    Ἡνίκα κόσμον ἅπαντα ἑαῖς στηρίξατο βουλαῖς…

    αὐδήν, interprété par Cyrille, devient naturellement τὸν μονογενῆ λόγον.