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Tout ce qui précède nous met en mesure d’apprécier la valeur d’un jugement qu’on a quelquefois porté sur M. Cournot et presque toujours d’une manière assez désobligeante. On a dit qu’il était un positiviste timide ou inconséquent. Sans doute, il existe entre Aug. Comte et M. Cournot des ressemblances frappantes ; des goûts naturels, une éducation, des habitudes d’esprit beaucoup plus scientifiques que littéraires ; une érudition extraordinaire, une force d’esprit capable d’embrasser à la fois tout l’ensemble des sciences positives ; la conviction profonde que, détachée des sciences la philosophie est à la fois inutile et stérile. Mais ces ressemblances, si importantes qu’elles soient, ne doivent pas nous empêcher d’apercevoir des différences peut-être encore plus considérables.

Moins que personne M. Cournot est disposé à méconnaître la grandeur des changements que le développement extraordinaire des sciences positives a apportés dans le monde ; mais il n’acepte pas la célèbre doctrine des trois états (théologique, métaphysique et scientifique ou positif) qui est comme le fondement de toute la philosophie positive. Sa classification des sciences, que nous voudrions pouvoir étudier en détail, ressemble par quelques traits généraux à celle de Comte, mais elle s’en distingue sur des points essentiels.

Au fond, ces différences tiennent à une même cause. Aug. Comte écarte d’une façon absolue et définitive toute question qui ne peut être résolue par l’expérience ou par le raisonnement scientifique. C’est à quoi M. Cournot ne peut pas consentir. Il admet à la vérité que certaines questions, et ce sont précisément celles qui intéressent le plus l’humanité, ne tombent pas sous la prise des méthodes scientifiques et par suite ne comportent pas de solution positive ; mais il soutient que ces questions appartiennent au domaine de la probabilité philosophique. Il importe que le mot probabilité ne fasse pas ici d’illusion. Aux yeux de M. Cournot la probabilité n’est pas nécessairement inférieure à la certitude au point de vue des garanties qu’elle apporte à la conscience. D’abord la probabilité dont il est ici question est une probabilité d’une espèce particulière, et c’est ce qu’indique le mot philosophique ; et puis, quand cette probabilité atteint un certain degré, elle entraîne l’assentiment avec tout autant de force que la certitude elle-même. Après tout, notre vie morale toute entière repose sur certains buts et par exemple sur certains témoignages qui ne sont pas susceptibles de détermination scientifique et qui entraînent pourtant une adhésion pleine et entière de notre esprit. C’est ce que n’a jamais cessé de soutenir M. Cournot. Et certes nous voilà bien loin du positivisme.

Mais ce n’est pas tout. M. Cournot se fait des sciences positives