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les obligations de ses membres les uns envers les autres deviennent de plus en plus nombreuses. Le processus d’évolution a plusieurs côtés : d’un côté, la liberté s’accroit ; de l’autre, la dépendance augmente. Ce qu’il y a surtout de vrai dans la définition de M. Letourneau nous fait bien comprendre ce qu’il faut entendre par émancipation. C’est l’accroissement du pouvoir non pas de faire une chose, quelle qu’elle soit, mais du pouvoir, au point de vue individuel, de faire ce qui nous sera utile ou agréable, et, au point de vue social, de faire ce qui est utile à la société. La liberté est ainsi réduite à être surtout un moyen, non une fin ; mais ce qui est employé comme moyen arrive à être considéré comme tin. La liberté ainsi a pu être considérée comme une fin, et cela est légitime, pourvu qu’elle ne soit ainsi considérée qu’avec les restrictions impliquées par la nature du rôle qu’elle doit remplir.

Persuadé que révolution suit son cours et émancipe l’homme, M. Letourneau se déclare relativement satisfait : « Il faut, pour oser nier le progrès, être aveugle ou entiché de quelque chimérique système. » Aussi, il faut voir comment il traite les pessimistes : « Quelques écrivains, généralement dodus et bien portants, très suffisamment nantis des biens de ce monde, ont pris à tâche de nous démontrer que vivre est le pire des maux et que désormais tout l’effort du genre humain doit tendre au suicide. Déjà le vieux Job avait chanté cette antienne, mais il pouvait au moins invoquer des circonstances atténuantes : il avait pour lit un fumier, était rongé par la lèpre et excédé par les flots de moralités banales, que lui versaient des amis satisfaits ; enfin, le pauvre homme n’avait sûrement sur le développement de l’humanité que des notions fort incomplètes. » Il me semble que M. Letourneau prend mal la question du pessimisme. Il ne tient compte que des conditions extérieures où l’homme se trouve placé, et non de la disposition d’esprit de l’homme lui-même, ce qui a pourtant bien son importance. Le bonheur résulte de la satisfaction de nos tendances, Peu importe que nous ayons les moyens de satisfaire des tendances qui ne sont pas les nôtres, ou même quelques-unes de nos tendances-si la plupart sont contrariées. Les moyens de satisfaire nos besoins ont augmenté, cela est hors de doute, depuis la naissance de l’humanité ; mais l’homme n’est plus aujourd’hui ce qu’il était alors : ses besoins ont changé, ont augmenté aussi. Il est donc à priori parfaitement possible que les besoins se soient développés plus que les moyens de les satisfaire ; il est possible qu’il y ait disproportion entre ce que nous avons et ce que nous désirons, et disproportion telle que la vie nous soit à charge. La solution du problème exige une étude profonde que n’a pas faite M. Letourneau.

À la philosophie de M. Letourneau je préfère sa psychologie, son étude des phénomènes de l’esprit. Il y a dans son livre quelques très bonnes parties, par exemple d’excellentes remarques sur la moralité, sur les sentiments et les mœurs des animaux comparés à ceux de l’homme sur les différences des diverses races humaines. M. Letourneau