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g. guéroult. — du rôle du mouvement

Cette conclusion est ce qu’on appelle, en physiologie, la perception de la feuille de chêne, tirée de la sensation de vert et de la sensation de bleu, déterminées elles-mêmes par l’action d’une cause extérieure. On le voit, si l’impression se réduit à un phénomène purement mécanique, si la sensation est, en quelque sorte, la réaction d’un organe spécial sous l’influence d’une cause extérieure, la perception est, au contraire, un phénomène psychique, intellectuel, où la mémoire, la comparaison, le raisonnement, l’habitude jouent un très grand rôle. La perception est un jugement, conscient ou non, porté sur l’origine de telles ou telles sensations qui se produisent en nous. Ce jugement peut être faux, et c’est là ce qu’on appelle à tort les illusions des sens. Les sens ne se trompent jamais ; c’est nous qui, égarés par un raisonnement inexact, par une expérience insuffisante, par un souvenir incomplet, ferons la confusion entre deux groupes différents de sensations, et prendrons une feuille de chêne pour une feuille de platane, ou réciproquement. Remarquons aussi que, si les sensations doivent être divisées en autant de groupes qu’il y a d’organes sensoriels distincts, si elles sont visuelles, auditives, tactiles, sapides, olfactives, etc., il n’y a qu’une seule nature de perceptions. Et la chose est aisée à concevoir. La perception de l’existence d’un arbre, d’un chêne par exemple, implique une foule de sensations très différentes, des sensations de résistance au toucher, de couleur verte ou brune, sans parler de toutes les notions acquises, dans de nombreuses expériences antérieures, sur les végétaux en général, sur le groupe de végétaux appelés arbres, et, dans ce groupe, sur le sous-groupe spécial appelé l’espèce des chênes.

La perception d’un ustensile de métal, par exemple, d’une théière d’argent, suppose aussi une foule d’éléments, très compliqués, tirant leur origine des sources sensorielles les plus diverses. L’éclat métallique, c’est une sensation de gris brillant ; le poli, une sensation de résistance très faible dans le sens de la surface ; la dureté, une sensation de résistance très grande perpendiculairement à la surface. La nature du métal est donnée par le poids, par le souvenir d’expériences comparatives antérieures, notamment du son caractéristique de l’argent, quand on le frappe ou qu’on le laisse tomber sur un corps dur. L’usage de l’objet est une idée où figurent un certain nombre de sensations sapides et olfactives, la saveur et le parfum du thé. Tous ces éléments forment un groupe qui se résume en moi par l’idée de théière. Ainsi tous les corps de l’univers sont symbolisés dans notre esprit sous formes de groupes, j’allais dire de grappes, de sensations associées entre elles par un usage constant, et si étroitement liées dans la mémoire, que les principales d’entre elles évoquent invinci-