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blement le souvenir des autres. Je vois un tableau figurant une cuirasse ; je sais très bien que ce n’est là qu’une toile recouverte d’enduits de couleurs différentes ; néanmoins la seule sensation de l’éclat métallique obtenue par la combinaison de teintes appropriées, et limitées par de certains contours suffit pour me donner l’idée ou l’image d’un objet solide, à trois dimensions, doué d’une grande résistance, etc.

Une comparaison très heureuse et très exacte, empruntée à Helmholtz, achèvera de bien faire comprendre le jeu des sensations et des perceptions. Dans le langage parlé ou écrit, les mots formés d’articulations n’ont aucun rapport avec l’objet qu’ils désignent. Néanmoins il suffit de prononcer, devant des Français, le mot cheval, par exemple, pour qu’il s’éveille dans leur esprit tout un ensemble d’idées résumant ce qui distingue cet animal de tous les autres. Pourquoi ? C’est que, depuis que nous apprenons à parler, le mot et l’idée de cheval se sont toujours trouvés associés dans la pratique de notre vie. L’un appelle l’autre, comme le marteau d’un piano, ébranlé par la touche, frappe sur la corde correspondante. Les sensations forment aussi un langage spécial, plus universel que le langage parlé, mais soumis à des lois analogues. Dans la lecture rapide, dans la conversation familière, les premières syllabes font deviner le mot, les premiers mots font deviner l’idée. De même, il suffit d’exciter en nous les sensations visuelles, ordinairement produites par la présence d’un objet déterminé, pour nous rappeler, du même coup, les sensations auditives, tactiles, etc., que nous ressentirions si l’objet en question était réellement devant nos yeux. Et l’esprit peut suppléer, dans certains cas, aux lacunes de la, sensation si nous entrons dans notre chambre à la tombée de la nuit, nous y voyons une foule de choses qu’une autre personne, moins habituée, serait dans l’impossibilité de percevoir en raison de l’obscurité relative. Quand un orchestre militaire passe très loin, nous entendons beaucoup mieux la musique qu’il joue, si l’air nous est déjà connu, parce que la mémoire supplée, dans ce cas, à l’absence ou à l’insuffisance des sensations.

Inversement, quand l’attention est dirigée sur un objet déterminé dont nous voulons avoir la perception aussi nette que possible nous négligeons systématiquement toutes les sensations accessoires. Nous ne voyons bien que ce que nous regardons, nous n’entendons bien que ce que nous écoutons. Chacun sait, par, exemple, que, dans une conversation où plusieurs personnes parlent à la fois, il est possible de n’entendre que les paroles de l’une d’elles, par un effort suffisant de l’attention. Et cependant les sensations restent toujours