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g. guéroult. — du rôle du mouvement

identiques. Tout le monde a pu constater de même que, dans les contour indécis des nuages, on peut, presque à volonté, voir les objets les plus divers.

L’objection qui se présente naturellement à l’esprit, à l’exposé de la théorie qui précède, est la suivante Si la perception est le résultat d’un raisonnement fait sur les sensations, comment ce raisonnement peut-il être inconscient ? Nous ferions donc une foule de raisonnements très compliqués, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir ? À cela, la réponse est bien simple. Le raisonnement sur lequel repose la perception, a été, à l’origine, un phénomène mental parfaitement conscient. Dans la période la plus laborieuse de la vie, de la naissance à l’âge de deux ans environ, l’intelligence est presque exclusivement occupée à des opérations de ce genre. L’enfant cherche à toucher tout ce qu’il voit, à goûter, à flairer, à casser tout ce qu’il touche. Il établit ainsi, par la comparaison, une correspondance entre ses sensations diverses. Il apprend à réunir, à ordonner le chaos de ses impressions primitives, suivant un certain nombre de groupes qui sont le signe sensible des objets au milieu desquels il vit. Je ne doute pas, pour ma part, qu’à cette occasion l’enfant ne procède par voie de raisonnements conscients aussi caractérisés que ceux qu’il fait quand il apprend à marcher, ou même quand, notablement plus âgé, il apprend la musique. Toutes les personnes qui ont étudié le piano, par exemple, se rappellent parfaitement la difficulté qu’elles éprouvaient à l’origine pour lire les notes. Il leur fallait, de la position du point noir ou blanc sur les lignes, déduire le nom du son dont il s’agissait, puis se reporter au clavier et faire mouvoir le doigt correspondant. Avec l’habitude, ce raisonnement, ou plutôt cette série de raisonnements si compliqués, s’opère d’un seul coup, instinctivement comme on dit et c’est fort heureux, car autrement le pianiste, privé de toute liberté d’esprit, ne pourrait jamais dépasser le niveau des plus élémentaires exercices. J’ai eu occasion, sur ce point, de faire une expérience personnelle que je demande la permission de rapporter ici. On avait pris jour pour jouer des quatuors, et l’alto vint à manquer. Grand désespoir chez les amateurs, fanatiques s’il en fût, qui s’étaient réunis pour savourer ensemble les beautés de deux magnifiques quatuors d’Haydn et de Beethoven. Je proposai de faire, sur l’harmonium, la partie de l’instrument absent, et, faute de mieux, cette proposition fut acceptée. J’ai une grande habitude des clefs de sol et de fa, sur lesquelles s’écrit la musique du piano mais la clef de l’alto, la clef d’ut 3e ligne, m’est infiniment moins familière. Rien que pour donner exactement la note, il me fallut, pendant les douze ou quinze premières mesures,