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comparable à celle qui naîtrait de la contemplation des chefs-d’œuvre de la peinture ou de la sculpture. Cette émotion, d’où vient-elle ? comment peut-elle se produire ? Un tableau ou une statue représente des personnages, une action à laquelle nous pouvons nous intéresser ; mais un édifice, un assemblage de pierres inertes, comment arrive-t-il à exercer, sur l’état de notre âme, une action quelconque ? Cette question ne nous paraît pas avoir été résolue jusqu’ici d’une façon satisfaisante. On parle, dans les traités d’architecture, de la satisfaction intellectuelle qui résulte de la perception d’un rapport exact, entre la structure et la destination du monument. Mais, d’abord, cette satisfaction de la raison pure ne ressemble en rien à l’émotion esthétique ; puis, en beaucoup de cas, toutes les fois par exemple, qu’il s’agit d’architecture antique, nous n’avons sur cette destination que les données les plus vagues. M. Ménard dit encore que l’expression architecturale s’accuse par la prédominance d’une des trois dimensions de hauteur, largeur ou profondeur sur les deux autres. Cette observation est fort exacte, mais il reste toujours à expliquer comment et pourquoi cette prédominance, d’une dimension sur les deux autres, peut nous émouvoir, nous remuer à un degré quelconque. Il existe bien, à la vérité, certains exemples d’objets matériels, sans ressemblance aucune avec les êtres humains et produisant pourtant sur nous une impression profonde, qui, dans toutes les langues, se traduit par des métaphores très expressives. Nous disons de la mer qu’elle est calme, furieuse, déchaînée, majestueuse. Le Rhin, roulant l’immense volume de ses eaux avec la rapidité d’un torrent, un train express dont la locomotive entraîne à toute vapeur les massifs wagons, éveillent en nous des émotions esthétiques d’un genre particulier ; c’est ici le mouvement qui nous remue, qui nous émeut. Nous ne pouvons voir des masses s’agiter devant nous sans songer aux forces nécessaires pour les ébranler, sans établir, entre les unes et les autres, une relation de grandeur et d’intensité. Qu’est-ce que des forces ? La mécanique rationnelle définit la force une cause de mouvement. Or, en fait de causes de mouvement, nous ne connaissons, dans leur essence intime, que les impulsions psychiques, qui déterminent les mouvements de notre corps. Involontairement, à notre insu, contre notre gré même, nous assimilons les causes cachées du mouvement des objets matériels aux causes connues de nos mouvements propres, c’est-à-dire à nos sentiments et à nos passions.

Le monument d’architecture est immobile ; mais nos deux yeux, on se le rappelle, ne peuvent regarder à la fois qu’un seul point situé au croisement de leurs axes optiques. Ce n’est donc qu’au