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bleau. M. Poirier s’approche à son tour, et « Qu’est-ce que cela représente ? dit-il. — Un effet de soleil couchant dans un paysage. — Ça ne veut rien dire, répond le bourgeois de la rue Saint-Denis. J’ai dans ma chambre une gravure qui représente, sur le bord de la mer, un chien devant un chapeau. À la bonne heure voilà qui dit quelque chose et qui est intéressant ! » Peu familiarisés avec la peinture, M. Poirier et ses pareils ne regardent, en effet, un tableau que juste assez pour savoir ce dont il s’agit, comme ils liraient un fait-divers émouvant dans le Petit Journal. L’évènement représenté une fois connu, ils ne jettent même plus les yeux sur la toile. Leur imagination travaille directement sur le sujet. C’est ce qui explique le succès populaire du Convoi du pauvre de Vigneron et de cette atroce copie, d’une toile assez médiocre, qui représente M. Thiers acclamé à la Chambre par ses collègues. L’art de la peinture n’est certainement pour rien dans les jouissances éprouvées par les naïfs spectateurs de ces platitudes. Une image d’Epinal avec une légende leur ferait autant d’effet.

À un degré beaucoup plus élevé dans l’art, certains tableaux de Paul Delaroche, par exemple, de Gleyre, etc., ont emprunté une partie de leur vogue à des causes de même nature. À l’appui de cette assertion, il suffit d’observer bon nombre de visiteurs des salons annuels. Des tableaux exposés, ils ne regardent en quelque sorte que le numéro pour se reporter à l’article correspondant du livret ; leur curiosité satisfaite, ils passent sans plus s’arrêter.

C’est là ce qui explique aussi l’indifférence de la plupart des grands artistes pour le sujet. À un de ses élèves qui le consultait sur ce point, Ingres répondit : « Faites tout simplement une jeune fille qui boit du lait. »

Ce qui est important dans le sujet, c’est que le peintre l’ait choisi de son plein gré, en raison de l’attrait qu’il éprouvait pour lui. Dans ces conditions, encore une fois, son imagination s’échauffe, son âme s’émeut, et ce sont ces émotions qui intéressent le spectateur. Sterne voit un âne, et cette vue éveille en lui un monde d’émotions et d’idées qu’il nous raconte avec la plus charmante fantaisie. En peinture, Karel Dujardin prend, à son tour, intérêt à la pauvre bête, et nous traduit, par des formes et des couleurs, des impressions aussi intéressantes que celles de l’auteur du Voyage sentimental. Un objet inanimé, une chaumière, voire une nature morte, peuvent tout aussi bien s’élever à la dignité de sujet. Sunt lacrymæ rerum, ou plutôt ceci est une figure inexacte. Les larmes ne sont pas dans les choses, elles sont dans les yeux de celui qui les contemple, provoquées par les émotions qu’il éprouve.