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mais moralité immédiate[1]. S’il en est ainsi, l’homme éternel n’est pas proprement obligé par rapport à lui-même.

Dirons-nous donc qu’il est obligé par rapport à l’homme phénomène, en ce sens qu’il doit produire un homme phénomène conforme à lui ? Mais, puisqu’il est libre, et cause efficiente, et moral, qu’est-ce qui l’empêche de se manifester tel qu’il est ? S’il ne se manifeste pas tel qu’il est, s’il n’impose pas les lois de la raison à la sensibilité, ce ne peut être que parce qu’il en est empêché par un « obstacle » étranger, par une « restriction a extérieure ; mais alors, si l’obstacle et la restriction viennent du dehors, il n’est plus libre dans son action au dehors ; donc aussi il n’est plus obligé, puisqu’il ne dépend plus de lui de conformer absolument le phénomène au noumène, la passion à la raison. Faut-il donc dire que l’obstacle et la restriction viennent de lui-même et sont son œuvre ? Mais cet obstacle apporté par la raison pure à sa propre manifestation serait sans raison et supposerait une raison non pure, ce qui est contradictoire : une volonté morale ne peut être une volonté immorale ; une volonté qui se fait à elle-même sa loi ne peut se la faire mauvaise, car Kant a démontré que l’autonomie est « identique à la moralité », que la volonté pure et libre agit d’après des lois et « des lois immuables », qui sont les lois morales[2]. Elle ne peut donc agir sans lois ou, ce qui revient au même, contrairement à ses lois ; pour produire librement et sans obstacle extérieur une manifestation phénoménale qui la contredirait. Ainsi la volonté pure de l’homme noumène n’est point véritablement obligée parce qu’elle est impeccable.

La seule ressource des kantiens est d’admettre un péché radical de l’homme en soi, une chute incompréhensible de la volonté et de la liberté, un acte immoral de la moralité pure, une déraison de la raison pure, se manifestant dans le monde sensible par des phénomènes qui ne sont pas ce qu’ils devraient être par rapport à leur cause transcendante. Par malheur, ce mystère théologique est

  1. « Comme membre d’un monde intelligible, l’homme veut nécessairement ce qu’il doit moralement, et il ne distingue le devoir du vouloir qu’autant qu’il se considère comme faisant partie du monde sensible. » (Mét. des mœurs, p. 112.) Il n’y aurait plus de devoir proprement dit, « si l’on considérait la raison sans la sensibilité comme condition subjective de son application à des objets de la nature, par conséquent si l’on considérait la raison comme cause dans un monde intelligible, qui serait toujours et entièrement d’accord avec la loi morale, et dans lequel il n’y aurait plus de distinction entre devoir et faire, entre le possible et le réel, c’est-à-dire entre la loi pratique qui prescrit le devoir et la loi théoriquement explicable qui détermine l’action… Tout ce qui serait possible en tant que bien serait réel par cela seul. » (Critique du jugement, II, p. 83.)
  2. Fond. de la Métaphysique des mœurs, p. 99, tr. Barni.