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a. fouillée. — critique de la morale kantienne.

plus qu’un mystère : c’est une contradiction dans le système kantien. En effet, une liberté pure qui, indépendamment de tout obstacle extérieur, déchoit et fabrique un phénomène en opposition avec elle, ne peut plus être conçue que comme une liberté d’indifférence et d’indétermination, enveloppant les contraires et pouvant réaliser l’un plutôt que l’autre sans raison et sans loi. Or Kant nous a démontré « qu’une liberté sans lois est une absurdité[1] » et que, d’autre part, une liberté qui se fait à elle-même la loi ne peut se faire qu’une loi morale et ne peut agir que selon cette loi ; comment donc sortira-t-il de ce dilemme, où il s’est lui-même enfermé ? Le péché radical, encore une fois, n’est pas seulement un mystère radical, mais une absurdité radicale ; or, passe encore pour les mystères, mais fonder la morale sur une absurdité, ce serait lui enlever tout fondement.

Donc, à aucun point de vue, l’obligation n’est possible, ni de la part de l’homme phénomène relativement à soi ou au noumène, ni de la part de l’homme noumène relativement à soi ou au phénomène. Nous avons beau essayer par tous les moyens d’établir entre l’homme intelligible et l’homme sensible ce rapport qui, selon Kant, constitue le devoir : chacun reste ce qu’il est, l’un immuablement nécessité, l’autre immuablement libre. Le devoir concret supposerait une liberté s’exerçant dans le monde sensible lui-même et capable de le modifier in concreto : Kant, au contraire, a placé la liberté dans un monde transcendant ; il faut donc qu’il y place aussi le devoir ; mais précisément le devoir n’a plus de sens dans ce monde, où le bien idéal ne fait qu’un avec le bien réel. En somme, Kant admet la liberté pour rendre la morale possible ; mais la liberté telle qu’il l’entend ne rend la morale possible que là où celle-ci existe déjà et n’a plus besoin d’être possible, c’est-à-dire dans la raison et le monde des noumènes, et elle ne rend pas la loi morale possible là où celle-ci aurait besoin de le devenir, c’est-à-dire dans nos actions particulières et dans le monde des phénomènes.

Pas plus que l’obligation morale ou le devoir absolu, avec son caractère impératif, la théorie des Kantiens ne saurait expliquer le jugement d’approbation ou de désapprobation morale que, selon eux, nous portons sur nos actes. Pour justifier l’approbation ou le blâme, il faut distinguer, selon Kant, le moi qui juge, approuve et condamne et le moi qui est jugé, approuvé ou condamné. Le moi-noumène ne peut se condamner, étant moral par sa liberté même et libre par essence. « Il faut bien s’entendre, dit Kant lui-même, sur la nature de

  1. Ibid., p. 99.