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seuse : mais, fût-il admissible dans l’ordre spéculatif, nous venons de montrer qu’il ne l’est plus dans l’ordre pratique une faculté première absolue, comme la liberté morale, une raison d’agir première et dernière, comme la moralité, doit être intelligible pour elle-même ; elle doit être fondamentale et non formelle. Si je ne puis expliquer pourquoi la sensation irréductible du bleu est celle-là plutôt que telle autre, c’est parce qu’il s’agit d’une faculté relative, d’une nécessité subie du dehors ; mais, encore une fois, si je suis moi-même l’auteur d’une nécessité, je dois la voir clairement dans son principe même.

En résumé, Kant n’est pas fondé à conclure : « Si nous ne comprenons pas la nécessité pratique inconditionnelle de l’impératif moral, nous comprenons du moins son incompréhensibilité. » L’incompréhensibilité d’un principe moral inconditionnel est au contraire elle-même tout à fait incompréhensible, car une moralité inconditionnelle devrait être sans mystère pour l’intelligence comme sans mélange pour le cœur. Donc, si la moralité, telle que vous l’entendez, est vraiment incompréhensible, c’est qu’elle n’est pas l’absolu : la relativité de la connaissance, que vous avez vous-même démontrée, entraîne la relativité de la pratique, que vous essayez vraiment de nier pour rétablir sur des bases morales tout ce que votre critique profonde et subtile avait renversé.

III

comment connaissons-nous l’existence de l’obligation et du devoir ?

Admettons la possibilité du devoir, malgré son incompréhensibilité ; il faudra examiner comment nous venons à connaître son existence. Il n’est pas facile de comprendre quel est le mode exact de connaissance qui, selon Kant, nous révèle le devoir tantôt il fait du devoir une loi de la raison, tantôt un axiome, tantôt un fait. La loi morale ne peut être selon lui ni un objet d’opinion, ni un objet de foi[1], voila ce qui est certain ; mais qu’est-elle au juste ? Voila ce qu’il est moins aisé de comprendre.

Dans la Critique du jugement, on s’en souvient, Kant n’admet parmi les « choses de fait et objets de savoir « qu’une seule idée

  1. La foi est une libre adhésion, un point à des choses dont on puisse trouver des preuves dogmatiques pour le jugement théorique déterminant, ni à des choses auxquelles nous regardions comme obliges, mais à des choses que nous admettons en faveur d’un but que nous nous proposons d’après des lois de la liberté (le souverain bien à réaliser). Crit. du jugement, II, 208. »