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a. fouillée. — critique de la morale kantienne.

modifiez notre constitution imparfaite, où l’entendement et l’intuition, également incomplets, s’opposent entre eux par leurs limites mêmes, le devoir n’aura plus de sens, et nous n’aurons plus la pensée d’opposer à ce qui arrive réellement des possibilités et des nécessités abstraites, que nous sommes obligés de reléguer dans le monde intelligible et qui précisément y perdent tout leur sens.

Les kantiens nous diront qu’un principe purement régulateur de l’humanité est suffisant comme règle de la morale humaine, la morale ayant seulement besoin de règles pratiques, non d’un savoir constitutif sur la réalité. À cela on peut répondre : 1o Kant lui-même, à vrai dire, ne se contente pas d’une morale humaine ; il veut une morale universelle et absolue, valable, comme nous l’avons vu, pour tous les êtres raisonnables ; c’est même à cette condition que le devoir, selon lui, commande et oblige. Si nous ne lui attribuons de nécessité que par rapport à nous, nous lui enlevons son caractère obligatoire et catégorique. Comment donc concilier cette sorte de prétention à la morale absolue avec des prémisses qui ont pour conclusion que le devoir est un régulateur relatif à notre constitution humaine ? 2o Est-il vrai que la morale exige simplement des règles pratiques sans aucun savoir constitutif ? Le devoir reste-t-il le même régulateur dans la pratique, si la spéculation le représente comme une illusion sur la possibilité d’un monde transcendant et sur notre pouvoir de réaliser ce monde par nos actions ? Kant nous dira, il est vrai, que cette thèse ne saurait être prouvée ; soit. Mais il reconnaît lui-même que la thèse contraire ne peut l’être davantage. La conséquence logique n’est-elle pas, comme nous le disions tout à l’heure, que le devoir est un problème et non un commandement apodictiquement certain ; à moins qu’on n’entende simplement par impératif non l’adhésion rationnelle au devoir, mais l’impossibilité où nous sommes de secouer entièrement l’instinct du devoir, les sentiments de l’obligation, du remords, etc. Mais ce serait là fonder la morale, comme font les positivistes, sur la simple constitution présente de la nature humaine, altruiste malgré elle. Ce serait ramener le prétendu impératif catégorique de la raison à un instinct résultant de notre organisation cérébrale, à ce que M. Spencer appelle une « moralité organique ». Or un des critiques récents de M. Spencer et de la morale anglaise contemporaine a montré que la conscience même d’un instinct, fût-il organique, suffit pour nous mettre en état de nous en affranchir peu à peu, de désorganiser progressivement ce qu’ont organisé en nous l’habitude, l’hérédité, le milieu social. Kant ne saurait d’ailleurs, sans inconséquence, admettre une moralité instinctive ; il veut une moralité rationnelle, une nécessité rationnelle ;