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a. naville. — l’amour-propre

suis-je moi, tandis que vous êtes vous ? Pourquoi sommes-nous plusieurs ? Pourquoi y a-t-il une multiplicité d’individus distincts les uns des autres ? La psychologie ne peut pas même essayer de répondre à ces questions, et par conséquent ne peut pas prétendre à expliquer l’amour de soi. Je pense qu’elle peut au contraire expliquer l’amour-propre. Car l’amour-propre n’est pas un sentiment direct et primitif, mais un sentiment indirect et dérivé, un produit spécial de l’amour de soi.

Avant d’arriver à cette explication, il nous faut écarter une seconde confusion d’idées. L’amour-propre n’est pas l’opinion avantageuse de soi-même. Va-t-on me trouver téméraire ? Je me mets en contradiction non plus seulement avec M. Littré, mais avec presque tous les auteurs de dictionnaires. Il n’en est guère qui ne donne amour-propre comme synonyme d’opinion avantageuse de soi-même ou de confiance en soi. C’est partout une erreur, mais une erreur dont on comprend facilement l’origine. L’amour-propre produit souvent la confiance en soi et même la présomption. On croit aisément ce que l’on désire. Le désir que nous avons de nous juger admirables nous engage souvent à nous juger tels sur des raisons insuffisantes. « L’amour-propre est le plus grand des flatteurs, » dit La Rochefoucauld. Mais, de ce que l’amour-propre produit souvent l’opinion avantageuse de soi, il ne résulte pas qu’il soit cette opinion elle-même. À supposer même qu’il la produisit toujours, leur identification serait une erreur logique. Et d’ailleurs il s’en faut de beaucoup qu’il’la produise toujours. Si l’amour-propre nous inspirait toujours l’admiration de nous-mêmes, il ne serait jamais pour nous qu’une cause de plaisir. Car nous avons toujours du plaisir à nous admirer. Or l’amour-propre produit au contraire beaucoup de souffrances. La plupart des moralistes semblent même penser que dans son bilan la somme des souffrances l’emporte sur celle des joies. L’amour-propre contribue il la tristesse des découragés autant qu’au contentement des satisfaits. Il produit l’amertume de l’envie autant que l’ivresse du succès. Le général vaincu qui s’avoue à lui-même dans le silence du désespoir qu’il a perdu la bataille par sa négligence, et qui se fait ensuite sauter la cervelle, donne par son suicide un exemple de la puissance de l’amour-propre non moins que son vainqueur par le sourire triomphant qu’il prodigue aux foules qui l’acclament. Si je cherchais le type de l’amour-propre le plus excessif, je n’irais pas chez les privilégiés de la nature et les favoris de l’opinion, j’irais chez les êtres disgraciés, ceux que la nature a contristés par quelque infirmité du corps ou de l’esprit et dans le cœur desquels le rire ou le dédain des hommes retourne sans cesse comme un poignard la pensée de leur