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et de préférence sur les autres… » J’en demande pardon à l’illustre académicien ; cette définition de l’amour-propre me paraît tout à fait mauvaise. Je sais bien que la tâche des auteurs de dictionnaires est difficile. Ils doivent formuler l’usage et non le régler, et dans l’usage les mots ont souvent un sens vague et mal défini. Mais il me semble qu’ici l’usage lui-même, l’usage contemporain du moins, est plus précis que la définition de M. Littré. La différence que tout le monde fait entre amour-propre et amour de soi n’est pas une simple différence de degré. Personne n’a l’idée d’appeler amour-propre l’attachement même excessif d’un homme à ses intérêts, à son argent, à ses jouissances sensuelles ou esthétiques. Le superlatif de l’amour de soi, c’est l’égoïsme. On appelle égoïste l’homme qui s’aime luim-ême à l’exclusion d’autrui. L’égoïsme, c’est l’indifférence, l’absence de sympathie active aux joies et aux souffrances des autres. Mais l’égoïsme n’est pas l’amour-propre. Il y a des hommes qui ne pensent qu’à eux-mêmes, qui emploient leurs facultés uniquement à se procurer du plaisir et à s’éviter la peine, et qui n’ont cependant pas beaucoup d’amour-propre. Il y a même des personnes qui parlent constamment d’elles-mêmes, qui ne cessent de se raconter, que tout sujet de conversation autre que celui-là lasse vite, et qui ont cependant peu d’amour-propre.

L’amour-propre ne consiste pas à être préoccupé de soi-même, il consiste à être préoccupé de la valeur de sa personne.

Veut-on encore un exemple ? Les petits enfants sont de parfaits égoïstes. Ne le leur reprochez pas. Comment pourraient-ils éprouver de la sympathie ? Ils ignorent qu’il y ait dans le monde d’autres joies et d’autres souffrances que les leurs. Les personnes qui les entourent ne sont pour eux à l’origine que des choses. Derrière ces corps qui se meuvent sous leurs yeux, ils n’ont pas encore deviné des âmes. Oui, quand une mère penche son visage plein d’amour sur le berceau de son tout petit enfant, elle n’est pour lui qu’une chose qui bouge. Il verra bien des fois couler ses larmes avant de comprendre qu’elle souffre. Et c’est seulement quand il l’aura compris que pourra se lever dans son cœur l’aube de la sympathie et de la vie morale. Le petit enfant est donc un parfait égoïste. Mais le petit enfant n’a point du tout d’amour-propre.

Ainsi ce n’est pas l’amour de soi que j’entreprends d’expliquer ici. L’entreprise serait singulièrement hardie. Pourquoi mes plaisirs me touchent-ils plus directement que les vôtres, tandis que les vôtres vous touchent plus directement que les miens ? Sans doute simplement parce que je suis moi et que mes plaisirs sont miens, tandis que vous êtes vous et que vos plaisirs sont vôtres. Mais pourquoi