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que la faculté de trouver des symboles qui ne soient pas en contradiction avec la moralité intérieure. Aussi, tandis que d’autres kantiens français, allant jusqu’au bout dans la même voie, ne sembleront trouver leur repos que dans la religion de Pascal, M. Renouvier s’arrête au protestantisme et même au protestantisme libéral. Il conçoit d’ailleurs l’espoir (bien chimérique) d’y convertir la France entière ou, selon son expression, de protestantiser la France pour l’arracher au catholicisme. De même, dans l’ordre politique, au lieu de pencher, comme semblent le faire d’autres philosophes, pour les doctrines aristocratiques, M. Renouvier met toute son ardeur (et on ne saurait trop s’en féliciter) au service de la démocratie, qui lui semble l’expression politique la plus parfaite du criticisme et de la morale kantienne.

Avant d’examiner dans ses principes le système moral du criticisme faisons d’abord quelques réflexions, nécessairement incomplètes, sur cette méthode générale, fort en faveur de nos jours, qui consiste à faire dépendre la métaphysique de la morale. La méthode criticiste, nous dit en d’excellents termes M. Renouvier, « est la primauté de la morale dans l’esprit humain à l’égard de l’établissement possible ou non des vérités transcendantes desquelles on prétendait jadis, inversement, déduire la morale. Le criticisme subordonne tous les inconnus aux phénomènes, tous les phénomènes à la conscience, et, dans la conscience même, la raison théorétique à la raison pratique. » (Science de la morale. I, 92.)

Il est sans doute très rationnel de « subordonner », comme dit M. Renouvier, « les inconnus aux phénomènes, les phénomènes à la conscience ; » mais subordonner la raison théorétique à la pratique, n’est-ce pas précisément renverser l’ordre d’une philosophie vraiment critique ? Une telle méthode n’est-elle point illogique, antiscientifique, pleine de cercles vicieux ? — À notre avis, elle repose en effet sur une conception inexacte de ces trois choses : 1o la distinction de la raison théorique et de la raison pratique ; 2o leur rapport naturel de subordination ; 3o le principe de leur réduction à une unité fondamentale.

1o La distinction de la raison théorique et de la raison pratique dans le criticisme, nous semble artificielle. La raison pratique n’y peut être que la raison théorique appliquée, et nous ne voyons pas quelle distinction essentielle le criticisme peut établir entre les deux, — à moins qu’il ne commette une pétition de principe. — La pratique sur laquelle vous voulez prendre votre point d’appui indépendamment des spéculations théoriques est-elle aveugle, quelle lumière pourrez-vous en tirer pour la philosophie ? Si elle est éclairée,