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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

elle doit être vraiment une raison pratique qui se rend compte d’ell-emême, et alors ce qui dirige les actes, ce sont les idées et les raisons ; or ces idées et ces raisons, pour avoir une valeur rationnelle, doivent être du domaine des choses dont on raisonne, sur lesquelles on peut soit acquérir une science positive, soit instituer des hypothèses intelligibles : elles sont donc objet ou de science ou de métaphysique. La pratique, en général, n’est qu’une conséquence, une mise en pratique d’idées et de théories qui, en elles-mêmes, sont toujours des spéculations de la science ou de la philosophie.

Y a-t-il sous ce rapport entre la pratique morale et toute autre pratique une différence essentielle ? Kant et ses successeurs le prétendent, mais ils ne l’ont point démontré. Ils se contentent de soustraire l’idée du devoir à la critique qu’ils dirigent contre toutes les autres idées, et cela au nom d’un « intérêt pratique », comme dit Kant. Pour nous, la seule différence que nous apercevons entre la pratique morale et les autres, c’est que la première, en ses derniers fondements, est l’application d’idées métaphysiques et non plus seulement scientifiques : elle est la conformation de la conduite à certaines hypothèses sur notre essence, notre fin et nos rapports avec l’univers, par exemple sur notre liberté, sur notre puissance de désintéressement, sur le caractère universel de notre but, sur notre rôle dans le monde, sur notre pouvoir de contribuer à l’établissement d’un monde idéal où tous les êtres seraient à la fois libres, égaux, frères, conséquemment heureux. Une action morale, dans ce qu’elle a de raisonné et de raisonnable, est donc une hypothèse métaphysique en action. Mais, que les idées directrices de la conduite soient des rapports scientifiques observables et démontrables, ou qu’elles soient des conceptions métaphysiques échappant à l’observation comme à la démonstration rigoureuse, et par cela même ne se prêtant qu’à l’hypothèse ou à la probabilité, ce sont toujours des idées directrices, portant sur l’objectif, susceptibles d’analyse et de critique théorétiques. La métaphysique et la science domineront donc toujours la morale, qui n’en est que la manifestation pratique et comme l’incarnation dans des actes déterminés. C’est là une conclusion à laquelle les criticistes peuvent échapper encore moins que les kantiens purs. Kant, en effet, divisait la philosophie en deux parties, l’une ayant pour objet la connaissance des phénomènes par l’intelligence, l’autre la réalisation des noumènes par la volonté : la première était pour lui la philosophie théorique, la seconde la philosophie pratique. Cette dernière se trouvait ainsi (à la différence de la pure technique ou application des sciences) avoir un objet absolument distinct et des « principes propres », d’ailleurs purement for-