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G. TARDE. — la psychologie en économie politique

être énorme entre les frais d’un fabricant breveté ou privilégié ou plus habile et les frais de ses concurrents. Le producteur triomphant, une fois débarrassé de ses adversaires, a toute cette marge pour déterminer lui-même son prix suivant la loi de son intérêt. Alors, à quoi a-t-il égard ? Comme le monopoleur précité, il se règle uniquement sur ce qu’il sait de l’étendue et de la profondeur du goût public auquel ses produits répondent, et sur ce qu’il sait aussi de la richesse publique et de sa distribution plus ou moins inégale. Si tous les goûts étaient égaux et toutes les fortunes égales, son prix ne varierait pas, quelle que fût l’ampleur de son marché, quel que fût le chiffre de ses clients. Il lui suffirait de lire dans un seul cœur la proportion de ses désirs, pour la lire dans tous les cœurs. Comme les fortunes sont inégales ainsi que les goûts, sa pénétration doit être multiple et plus complexe. Si sa production est limitée, celle du vin par exemple, celle des cotonnades, faute d’arrivages de coton, etc., il fait le raisonnement suivant, ou doit le faire : « J’ai 1,000 objets à vendre ; mon marché se compose de cent mille personnes dont le revenu oscille entre mille francs et un million. Mais mon prix doit être unique, le même pour tous, riches ou pauvres. C’est là la vraie injustice, l’injustice flagrante mais nécessaire, imposée par les habitudes et les mœurs. Que ne puis-je prendre chaque client riche à part, le tenir dans l’ignorance complète du prix auquel son voisin moins riche ou pauvre achète le même article et lui imposer un prix spécial ! Le prix le plus élevé qu’il consentirait à y mettre serait celui auquel cesserait presque pour lui la supériorité de son désir d’avoir mon article sur les désirs différents qu’il pourrait satisfaire avec cette somme et qu’il doit sacrifier. Il s’établirait en lui, au moment où il achèterait presque à regret, un concours de caprices ou de besoins parmi lesquels le caprice ou le besoin de mon article l’emporterait de bien peu. — Malheureusement, je le répète, mon prix doit être fixe, et il doit être tel que, dans mille cœurs sur cent mille, le concours dont je parle soit à l’avantage du désir particulier que ma marchandise satisfait. Cette lutte ne sera réellement vive que chez les pauvres parmi ces mille ; quant aux autres, plus ils seront riches, moins les désirs avec lesquels le désir en question entrera en conflit seront importants, les privations nécessitées par leur déboursé, si privation il y a, étant toujours de plus en plus légères. Pour eux, pas de difficulté ; que je cote l’article quelques centimes, quelques francs de plus ou de moins, ils ne m’échapperont pas. Aussi n’ai-je à me préoccuper que des plus pauvres parmi les mille dont j’ai besoin. Chez eux, le désir auquel répond mon article l’emportera-t-il encore ou non en