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Ces réserves faites, les arguments de M. Tissot n’en sont pas moins aussi plausibles et aussi appuyés sur les faits d’observation que les arguments invoqués en faveur des doctrines courantes. Or savoir si la terre et le soleil, loin de se refroidir progressivement, s’échauffent au contraire, c’est à la vérité une question qui ne nous touche guère personnellement, vu la lenteur excessive avec laquelle s’accompliraient en tout cas ces variations. Mais on ne peut nier qu’elle ne soit d’un haut intérêt au point de vue des destinées futures de l’humanité, et elle acquerrait une importance pratique considérable, si l’on pouvait bien constater une variation dans un sens ou dans l’autre, et commencer dès lors à spéculer sur la durée des périodes de cette variation, Toute, fois affirmer dès maintenant que celle-ci, dans l’ordre de choses actuel-ne peut s’effectuer que suivant un seul sens, me paraît une conjecture très hasardée.

Des prédictions de ce genre ne sont qu’un naïf aveu de l’impuissance de la science. La déperdition de la chaleur solaire est tellement énorme, et nous sommes réduits à des hypothèses tellement vagues sur la façon dont il peut récupérer ses perles, que nous concédons facilement qu’il faudra bien qu’il s’éteigne un jour. M. Tissot vient nous prouver qu’il doit recevoir au moins autant qu’il perd, mais à son tour dépasse le but en sens inverse, et fait finalement sauter l’astre du jour comme une machine surmenée. Ne peut-on trouver un moyen terme et garder un juste milieu ?

L’objet de la science est-il tant d’expliquer comment le monde s’est formé ? N’est-il pas plutôt de montrer comment il subsiste et quel est le jeu des agents naturels que nous utilisons ? Or, si l’on néglige la donnée fondamentale de l’expérience, la stabilité actuelle, rien d’étonnant qu’on retrouve dans les conclusions l’hypothèse de l’évolution, implicitement admise dans les prémisses.

Oui, si la matière pondérable a été dispersée dans l’espace jusqu’à un certain degré, elle repassera fatalement par cet état de dispersion, je l’accorde ; mais qui prouve vraiment qu’elle l’a jamais été ? En quoi cet état de dispersion, plus ou moins prétendument homogène[1], est-il plus facile à concevoir et à expliquer que l’ordre actuel ? Sachons résister aux duperies de l’imagination et nous borner à cet ordre actuel, en cherchant à y voir clair. Si nous y arrivons, au moins dans une certaine mesure, et si par suite nous déclarons cet ordre stable et immuable, il sera assez à temps, si l’on y constate plus tard un changement réel, de faire subir à la théorie les modifications indispensables et de laisser à l’évolution un jeu plus ou moins grand, d’après les faits observés et les conséquences qu’on pourra en tirer rigoureusement.

Quelles que soient cependant nos réserves et nos critiques en ce qui

  1. L’homogénéité rigoureusement absolue de la substance matérielle totale, éther compris, n’est pas concevable avec le mouvement, ou alors elle subsisterait indéfiniment, comme le montre très bien M. Tissot au sujet de la loi d’Herbert Spencer.