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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

pas le droit de prêter des déterminations morales à ce qui est indéterminé par essence pour notre intelligence. Ce n’est donc pas la moralité pure, ni la pure volonté, ni la pure raison, qui restent de nos attributs personnels dans le monde intelligible ; c’est, relativement à nous, Zéro.

Les facultés dont Kant suppose que la forme pure demeure, après l’élimination du fond particulier, ne sont rien sans ce fond : un vouloir sans objet n’est plus un vouloir ; une pensée sans objet, une pensée pure, n’est plus une pensée ; de même pour une moralité pure. Tout au moins, s’il peut exister une pensée pure comme la νόησις d’Aristote, une volonté pure comme l’ἐνέργεια, nous ne pouvons, nous, le savoir ; la morale ne peut donc prendre pour règles des idées qui ne sont peut-être que des abstractions sans valeur objective, comme l’idée platonicienne de l’homme, de l’animal, de la plante, etc. Ce serait revenir à l’ancienne ontologie. La méthode d’élimination, sincèrement appliquée, aboutit donc de nouveau à une forme de moralité tellement vide qu’elle n’a plus d’application pratique.

Reste la méthode d’induction platonicienne. Pour en justifier l’introduction dans le kantisme, les néo-platoniciens nous diront peut-être : — La difficulté de rattacher le sensible à l’intelligible vient de ce qu’on se représente les deux modes d’existence absolument en dehors l’un de l’autre : on se figure une existence supra naturelle superposée à une existence naturelle ; mais il n’en est pas ainsi, et les deux hommes que nous sommes n’en font réellement qu’un. — C’est ce que dit Kant lui-même, selon lequel les deux hommes sont « numériquement le même » ; l’homme phénomène, dit-il, n’est « différent (specie diversus) de l’homme noumène qu’au sens pratique » : théoriquement, il y a unité ; seulement, on s’en souvient, « le rapport de causalité qui existe entre l’intelligible et le sensible échappe à toute notion théorique[1]. » Toutefois, nous savons que la vie sensible a sa cause, sa raison d’être dans la vie intelligible ; nous pouvons donc induire de l’une à l’autre : ainsi Platon, par sa méthode inductive, complément de la méthode éliminative, rétablissait un rapport entre l’intelligible et le sensible. De même, il y a une certaine participation de la vie sensible à la vie intelligible ; la première duit donc participer aussi au respect dû à la seconde. Par exemple, dans l’homme du temps, dans le corps, je respecterai l’homme éternel, l’esprit : le premier emprunte au second son inviolabilité. Je ne vous mettrai pas à mort, ou je ne me mettrai pas à mort moi-même pour supprimer le sensible au profit de

  1. Note au § 13 des Fondements métaphysiques de la vertu.