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suppose une étroite union dans la société. De même que le groupe lâche d’une tribu sauvage ne tient pas devant la massive phalange, de même, toutes choses égales, la société dont les parties ne sont que aiblement liées entre elles ne tient pas devant celle où les parties sont unies par des liens puissants.

Mais, dans la mesure où les hommes sont obligés de coopérer, leurs actions inspirées par leurs sentiments personnels sont soumises à des freins. Plus l’unité se fond dans la masse, plus elle perd son individualité comme unité. Cette remarque nous conduit à examiner les divers moyens par lesquels l’évolution du type militaire impose au citoyen la subordination.

Sa vie ne lui appartient pas, elle est à la disposition de la société dont il est membre. Tant qu’il demeure capable de porter les armes, il ne peut esquiver l’obligation de se battre quand il y est appelé ; enfin, dans les sociétés militaires à l’extrême, il ne peut revenir vaincu sans encourir la peine de mort.

Naturellement il ne jouit que de la liberté que comportent ses obligations militaires. Il est libre de poursuivre ses fins privées, mais seulement quand la société n’a plus besoin de lui ; enfin, quand la société a besoin de lui, ses actions doivent se conformer d’heure en heure non pas à sa propre volonté, mais à la volonté publique.

Il en est de même de sa propriété. Soit que, comme dans beaucoup de cas, ce qu’il possède à titre privé il le détienne à ce titre par pure tolérance, soit que son droit de propriété privé soit reconnu, il demeure qu’en dernier ressort il est obligé d’abandonner pour le service public tout ce qu’on lui demande.

Bref, sous le régime militaire, l’individu est la propriété de l’État. Si la conservation de la société est la fin principale, la conservation de chaque membre est la fin secondaire, fin secondaire qu’il faut assurer dans l’intérêt de la principale.

Pour que ces conditions soient remplies, pour que l’action corporative soit complète, pour que la partie non combattante s’occupe à pourvoir aux besoins de la partie combattante, pour que l’agrégat total soit fortement relié, enfin pour que les unités qui le composent y subordonnent leur individualité, leur liberté, leur propriété, il faut une condition préalable : un appareil de coercition. Sans un puissant organe d’autorité, nulle union de ce genre en vue d’une action corporative n’est possible. Quand on se rappelle les funestes résultats causés par la division dans un conseil de guerre ou par la division en factions en présence d’un ennemi, on voit que le militarisme chronique a pour effet de développer le despotisme, puisque, toutes choses égales, les sociétés qui survivront d’ordinaire seront