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ANALYSES. — BERTRAND. Aperception du corps humain.

cise, entre ce qui est du domaine de la conscience et ce qui n’en est pas. Nous lui ferons le même reproche à l’égard de deux termes qui reviennent à chaque page dans son livre, le sens vital et le sens de l’effort. En quoi le sens vital diffère-t-il d’un côté de la conscience, et en quoi, de l’autre, diffère-t-il du sens de l’effort ? Nous aurions aimé plus de clarté sur des points qui n’étaient pas sans importance.

Il fallait mieux distinguer ce qui est perçu au dedans de notre corps, mais en dehors de la conscience, ce qui est à la fois subjectif et objectif, de ce qui n’est que subjectif, c’est-à-dire de ce qui ne nous fait pas sortir de la conscience. Ainsi j’ai la conscience de la partie affective, mais non de la partie représentative de la sensation, j’ai la conscience du bien-être ou du malaise, du plaisir ou de la douleur, mais non du fonctionnement bon ou mauvais des organes qui les causent ; j’ai conscience de cet effort constant dans lequel la vie consiste, et même aussi du terme qui en arrête le déploiement, d’une résistance opposée, d’une sorte de point où la tangente se confond avec la circonférence, mais ma conscience ne va pas au delà. Tout ce qui dépasse ce seul fait, pur et simple, de l’existence d’une limite d’un non moi, tout cela est perçu ou induit, tout cela est objet de connaissance, mais non pas de conscience. Dans l’acte de la respiration, par exemple, il y a l’effort qui soulève les poumons et il y a la connaissance de l’existence de cet organe. L’effort nous est donné par la conscience ; mais c’est un sens intérieur, c’est le sens vital qui nous informe de l’existence des poumons, Les éléments du corps humain peuvent bien être, comme il le dit, des éléments de sensation, mais de sensation affective et non pas représentative. Par le sentiment de l’effort, nous ne sortons pas de nous-même ; nous en sortons par le sens vital ou le sens du corps pour prendre une connaissance, non pas subjective, mais à la fois subjective et objective, du corps qui est mien sans doute, mais qui n’est pas moi. Jai bien conscience de ma perception, mais non de son objet, quoique l’un des deux n’aille pas sans l’autre. Enfin la conscience est infaillible, mais non le sens vital, qui, de même que les autres sens, a ses erreurs et ses hallucinations, comme l’auteur l’a montré dans un de ses meilleurs chapitres.

Je sais bien que M. Bertrand, pour se défendre, me répondra qu’en définitive la conscience ne connaît qu’elle-même, et que le sens du corps n’est que la conscience. Il l’affirme sans doute ; mais c’est là une de ces assertions téméraires, comme quelquefois il s’en rencontre sous sa plume. Que l’âme soit partout dans le corps, qu’elle y fasse tout, nous l’accordons. Mais qu’elle soit tout, qu’elle soit le corps lui-même, c’est ce qu’il ne peut se flatter d’avoir démontré.

Cette réserve et cette distinction faites, une fois pour toutes, nous serons plus à l’aise pour suivre l’auteur jusqu’au bout et pour le louer de l’ample et riche démonstration du fait de la connaissance de notre corps par une voie plus intime que les yeux ou les mains, et antérieure soit à la double perception de M. Garnier, soit au toucher explorateur de M. Taine. « Quantum potes, a dit Sénèque, circumscribe corpus tuum