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ANALYSES. — BÜCHNER. La vie psychique des bêtes.

fourmis, étant sur des frênes, porter des pucerons ; mais il n’a pas établi que les pucerons fussent apportés sur les jeunes pousses par les fourmis ; rien ne prouve qu’ils n’y soient pas venus tous seuls, comme c’est la règle générale. Malgré l’autorité d’Audubon, le convoi de punaises rangées deux à deux ( « par paires », dit le texte) et portant des feuilles coupées, pour le compte et sous la surveillance de fourmis, qui ensuite les enferment au fond du nid et leur donnent « une maigre pitance », présente une image des plus comiques. Que les termites « poursuivent leur œuvre de destruction avec tant de combinaison et de jugement qu’ils ne s’attaquent jamais aux poutres fondamentales du bâtiment dont la chute subite entrainerait la ruine de l’édifice et les écraserait eux-mêmes » (p. 290), c’est ce qui nous parait aussi mériter confirmation, Du reste, à la page suivante, il est raconté qu’à Rochefort ces mêmes termites ont fait écrouler une maison de la rue Royale. Il n’est pas démontré non plus que les insectes myrmécophiles aient tous la faculté de sécréter de la liqueur au bénéfice de leurs hôtes. Et, quant à ce merveilleux attribut qu’on a prêté à la reine abeille de pondre à volonté des œufs de mâles ou des œufs d’ouvrières, le traducteur, à défaut de l’auteur, aurait pu mentionner combien l’hypothèse de Dzierzon sur ce point est compromise depuis les observations de M. Pérez. Une œuvre « rigoureusement scientifique » se distingue des œuvres de vulgarisation et de propagande par le désintéressement dogmatique de son auteur et l’incessant effort qu’il fait pour se garder de toute surprise : mieux vaut éliminer un fait curieux mal établi que de compromettre par des récits controuvés une masse de renseignements puisés aux bonnes sources.

Le livre de M. Büchner n’est donc point un répertoire de faits entièrement sûr. Il ne rachète point ce défaut par le bonheur de ses interprétations. La plupart des réflexions philosophiques qui accompagnent le récit de ces merveilles pourraient se résumer ainsi : « Voyez ! cette petite bête n’est-elle pas intelligente comme l’homme, et qui sait si elle ne l’est pas plus ? » Un perpétuel anthropomorphisme me gâte ces explications de l’activité animale. Passe encore s’il s’agissait des mammifères, surtout des singes anthropoïdes ; les analogies seraient prochaines. Mais, quand il s’agit des insectes, les différences doivent être soigneusement maintenues, même au sein des plus séduisantes analogies : la distance est immense en effet d’eux à nous. Le fait que ces sortes de commentaires sont souvent présentés sur le ton de la plaisanterie n’atténue que faiblement les inconvénients que présente leur inexactitude radicale. Que M. Büchner soit ou non sérieux quand il « demande pourquoi un self government poussé aussi loin que celui de ces petits républicains (les fourmis) ne serait pas possible parmi les hommes », ou quand il affirme que ces « intelligents petits animaux comprennent plus vite et mieux que les hommes » les conséquences désastreuses de la guerre et les avantages d’une entente mutuelle (p. 243), ou quand il compare les soldats des termites aux armées