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quer, en tout cas, comment certains oiseaux émigrent toujours seuls ; et comment les oiseaux marins grands voiliers, que l’on voit suivre les navires pendant des jours entiers, et parfois pendant des semaines, peuvent ensuite revenir à leur nid. Cela ne saurait surtout expliquer comment l’oiseau migrateur né en cage, et toujours isolé de ses parents, est lui-même saisi, au moment du départ, d’une agitation particulière, et, dès qu’on le met en liberté, part seul pour les pays d’hivernage.

Si les oiseaux apprenaient réellement à reconnaître leur route, ce ne pourrait guère être qu’à l’aide du sens de la vue. Les anciens auteurs attribuaient en effet la faculté de direction à l’acuité de ce sens, acuité très grande chez la plupart des oiseaux. Sans doute, un aigle, planant à une hauteur de 4 ou 5,000 mètres, embrasse un immense panorama, et peut revenir en ligne droite à son aire, de distances considérables, rien qu’à l’aide du sens de la vue ; mais il est pourtant des bornes à tout ; et si l’on veut savoir à quelle hauteur devrait s’élever un oiseau pour voir à 500 kilomètres de distance, en supposant que sa vue fût assez perçante, un point situé au niveau de la mer, on arrive, par un calcul très simple, à trouver que l’animal devrait arriver à une altitude de près de 20 kilomètres. Bien que l’on ait vu planer le condor au-dessus de la cime du Chimborazo (6,310 mètres), on peut considérer comme pratiquement impossible, vu la raréfaction de l’air à ces hauteurs, qu’un oiseau s’élève de beaucoup au-dessus. Et cependant combien d’oiseaux de mer qui s’envolent loin des terres jusqu’à plus de 500 kilomètres de distance[1]. Mais une autre objection bien plus forte encore se présente, si nous nous rappelons que l’explication doit pouvoir s’appliquer à tous les faits de même nature. Est-ce la vue qui dirige à travers les flots les bancs de poissons qui viennent chaque année échouer sur nos côtes[2] ? Est-ce à l’aide de ce sens que les tortues marines venaient se rassembler en nombre immense, et pendant une saison seulement de l’année, sur les plages de l’ile de l’Ascension, point de terre, comme l’appelle si justement Darwin, perdu au milieu de l’immensité de l’Atlantique[3] ? Et, si ce n’est la vue, pouvons-nous invoquer ici la finesse de l’odorat, ou l’observation inconsciente des localités ?

  1. Ces faits sont bien connus, et depuis longtemps ; on les trouve rapportés par beaucoup d’auteurs. J’ai moi-même observé des phaëtons à plus de 800 kilomètres de toute terre, en approchant des Antilles.
  2. Les oiseaux aquatiques, comme les pingouins, etc., accomplissent aussi régulièrement une partie du voyage à la nage.
  3. The Nature, 27 février 1873.