Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
142
revue philosophique

Tandis que l’action présuppose et manifeste l’existence individuelle, l’acte la constitue et la produit ; car l’individu n’existe qu’au moment où la matière, puissance nue, passe à l’acte. Or, cela posé, Glisson, avec une rare hardiesse, oubliant qu’il vient de dénoncer la substance nue comme une morte abstraction, obéissant au besoin de mettre partout la vie, déclare que c’est déjà par une action vitale que la matière revêt la forme ou plutôt la produit et l’engendre, Il est si incapable de concevoir la substance inerte et séparée de la force, qu’il la représente agissant déjà pour passer à l’acte, se donnant l’énergie à elle-même par une sorte d’effort intime, tirant de son propre sein par une première opération le principe de ses opérations. Leibnitz « n’accorde le principe actif qu’à la matière revêtue de la forme, materiæ vestitæ. » Pour Glisson, même la matière première n’est pas une puissance nue, toute passive. Elle est puissance, en ce qu’elle peut « prendre toutes les formes et, comme Protée, passer par toutes sortes de changements ; » mais son rôle en cela même est actif : elle a déjà sa nature énergétique et les trois facultés premières, perception, appétition et mouvement. En effet, elle subsiste par soi, d’après sa définition même : elle est donc « intelligible en soi et par soi, comme intimement présente à elle-même. »

Ce qu’elle perçoit, ce qu’elle aime avant tout, c’est elle-même. « Elle jouit de son essence d’être qui subsiste par soi, elle s’efforce de la conserver et la défend de tout son pouvoir. » Mais, avec ses perfections, la matière première connaît aussi ses défauts. « Elle sent que la forme lui manque, qu’elle serait apte à revêtir une perfection formelle qu’elle n’a pas encore ; et son appétition se porte vers cette forme, qui va couvrir sa nudité et suppléer à ce qui lui manque. » Elle fait alors une intime union et comme « un pacte » avec la forme, pour constituer l’individu ; et cette union, cette « coalition » de la matière et de la forme est déjà un acte. L’individu qui en résulte produit les actions. La première est de se conserver lui-même et de garder sa nature, parce que la matière, ayant perçu la forme qui lui convenait, l’ayant désirée, l’ayant prise, y reste étroitement attachée. C’est à quoi les corps similaires ou bruts doivent leur identité. Aussi longtemps qu’ils durent, il y a chez eux, comme chez les vivants, persistance de la même forme ou idée.

On le voit, si la matière sans la forme n’est que puissance, elle n’est pas pour cela chose vile. Ce concept de puissance « n’est pas, tant s’en faut, dépourvu de noblesse ; il exprime la causalité même de la matière en tant qu’elle concourt à produire et à soutenir la forme… La forme est comme le produit de la matière, quasi materiæ fœtus, comme le fruit qu’elle tire de son sein et qu’elle con-