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H. MARION. — françois glisson

fit l’objet de sa première thèse, n’était pas autre chose que celui de savoir comment l’individu peut provenir d’universaux comme la matière et la forme, pris pour éléments réels préexistants.

Depuis longtemps des efforts étaient faits, dans l’école même par les Scotistes, hors de l’école par la philosophie naturaliste d’Italie, pour restituer l’être en sa plénitude et lui rendre sa vivante unité : le Traité de Glisson n’est que cette même tentative renouvelée. Non qu’il se délivre décidément des distinctions scolastiques ; on dirait plutôt qu’il les multiplie, tant il met de soin à les expliquer ; mais c’est pour n’en être pas dupe. En gardant le vocabulaire du xiiie siècle, en se jouant à travers les subtilités verbales, il montre sans doute, à son insu, l’influence persistante des façons de penser d’une époque sur les époques suivantes, mais il a son but : faire voir que, bien compris, le travail des siècles précédents, loin de s’opposer à ce qu’on reconnaisse la vie de la nature, sert plutôt à la prouver.

Malgré la multiplicité de ses acceptions, le mot substance n’exprime jamais que la même chose considérée à différents points de vu », divers « concepts inadéquats » du réel. La substance, c’est à la fois ce qui subsiste et ce qui agit ; elle a donc sa « nature fondamentale » et sa « nature énergétique ». La nature n’est pas autre chose que la substance elle-même, en tant qu’elle agit (in ordine ad operationem), c’est-à-dire « le principe interne duquel découlent immédiatement toutes les facultés et opérations essentielles de la substance ». Car la substance subsiste par soi et agit par soi : « ens per se subsistens, idemque per se agens ». C’est la définition de Leibnitz : « un être capable d’action…, un concret indépendant de tout autre concret créé[1]. » Glisson, comme Leibnitz, réserve « la dépendance de Dieu » ; car Dieu est « la cause première des substances, la source profonde de tout ce qu’elles ont d’être et de perfection ; mais sa causalité est d’un autre ordre (Sed alio modo causandi, videlicet perfectione, operatur). »

Il n’y a de réelles que les substances déterminées, revêtues d’une nature spécifique, douées d’une existence individuelle. « Seul l’individu existe actuellement ; … les universaux ne sauraient exister en dehors de l’esprit et des choses singulières : ce sont de pures abstractions… Seul aussi l’individu agit ou opère. » Glisson est nominaliste comme le sera Leibnitz, comme on l’était dans l’école depuis Ockam. Mais il ne se contente pas de répéter l’axiome : actiones sunt suppositorum, il n’y a que l’individu qui agisse. Pour le bien entendre, dit-il, il faut distinguer l’action de l’acte, actio et actus.

  1. Princ. de la nat. et de la grâce.