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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

d’action ait un résultat appréciable, il faut que la barre se meuve. Car. si elle était immobile, l’être L restant aussi à sa place, la suspension, même indéfiniment prolongée, ne causerait aucun changement. Pour que la liberté s’exerce visiblement, il faut donc que les choses soient en mouvement. Au sein de l’immobilité absolue, elle est frappée radicalement d’impuissance.

Nous caractérisions plus haut la liberté, en disant qu’elle est une puissance dont les effets ne peuvent se prévoir, parce que les mouvements exécutés librement ne sont pas contenus dans ceux qui précèdent. On comprend maintenant pourquoi il en est ainsi. Voici, d’une part, un point qui se meut en ligne droite sur un plan ; mais, d’autre part, ce plan tourne sur lui-même autour d’un centre incessamment variable, et avec une vitesse et dans des directions incessamment variables. Il est clair que, pour un œil placé en dehors du plan, le point doit suivre une route capricieuse, bizarre, impénétrable à l’analyse.

Voilà l’explication de l’allure des êtres vivants, et c’est aussi pourquoi nous croyons qu’il y a vie et volonté partout où nous voyons mouvements variés, saccadés, discontinus. Platon, jeté par la tempête sur un rivage inconnu, vit sur le sable des figures géométriques et s’écria : Voici des traces d’homme ! Semblablement nous reconnaissons l’animal comme tel à la manière dont il se déplace dans l’espace.

Nous avons défini l’être libre par la faculté qu’il aurait de retarder la transformation en force vive de la force de tension qui est en lui. Il y aurait donc à rechercher quel pourrait être le mécanisme d’un semblable arrêt. Cette question n’est pas de mon ressort ni de ma compétence. Je ne pense pas d’ailleurs que, d’ici à longtemps, on puisse même songer à la résoudre expérimentalement. Cependant il n’est pas douteux que, en soi, il est analogue à ces mécanismes dont nous-mêmes usons tous les jours. Pour maintenir au repos sa locomotive, le mécanicien met un certain levier au point d’arrêt. Dans les machines électriques, on supprime ou l’on établit un certain contact. Dans les usines, on passe la courroie de transmission sur une roue folle. La qualité du procédé est chose secondaire. Le point capital est celui-ci : c’est que, pendant tout le temps que la machine ne fonctionne pas, il n’y a pas de force dépensée. Il y a seulement un arrêt à poser et à lever ensuite. Et, quelle que soit même la force dépensée à introduire et maintenir l’arrêt, nous savons qu’il n’y a dans ce fait rien qui intéresse la liberté.