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II

Origine psychique du couple libre.

Je viens de faire voir comment se forme le couple libre, par une suspension volontaire d’action. Il me reste maintenant à démontrer que cette solution mécanique du problème de la liberté n’est pas artificielle, mais qu’elle est en tout point d’accord avec ses données psychologiques et physiques. Ce sera l’objet des deux chapitres suivants.

Cette suspension est un phénomène qu’on peut rattacher sans peine à l’ordre physique. Elle correspond dans l’ordre psychique à la délibération. Mais toute inaction n’est pas nécessairement la même chose qu’une délibération. L’animal ne délibère que s’il subit une impulsion à laquelle il oppose une résistance. Durant la délibération, le monde tourne, les choses changent d’aspect, et c’est ainsi qu’elle prend fin. Pendant le temps que l’âne de Buridan hésite, son appétit et sa soif croissent inégalement, et tout motif d’hésitation lui est bientôt enlevé. Le train est en gare. Dois-je le prendre ? Comme je balance encore, il se met en marche, me dispensant de balancer davantage, et je rentre chez moi. De cette façon, il se fait que la délibération, qui ne se traduit extérieurement, par aucun mouvement physique, est en quelque sorte cause de mouvement,

L’action qui suit immédiatement l’impulsion n’est, dans le fait, pas libre. Une délibération préalable est la condition sine quâ non pour qu’il y ait décision. Je dis décision, et non pas mouvement : décision suppose en effet débat contradictoire. Sollicitation, délibération, décision, voilà le commencement, le milieu et la fin de tout acte libre. Mais, de ces trois moments, un seul est nécessairement libre ; le premier ne l’est jamais, et le troisième peut, à certains égards, ne pas l’être. La discussion viendra préciser ce qu’il y a de vague dans cette assertion.

D’admirables travaux d’analyse ont été faits sur la liberté par les psychologistes de profession, et notamment par les moralistes. Je n’aurai pas besoin de les rappeler. Engagé dans une autre voie que la leur, je me vois amené à envisager mon sujet d’un point de vue nouveau. Ce qui va suivre n’est pas la partie la moins ardue de ma tâche. Je vais aborder le côté psychique de la liberté ; je voudrais ne laisser aucun nuage sur l’exposé de ma pensée, et je crains de ne pas y réussir.