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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

conduite. Erreur ! La délibération, qui caractérise essentiellement l’acte libre, est, au point de vue physique, une inaction. Or il est absurde de chercher une cause déterminante à l’inaction. Il faut, à tout le moins, l’attribuer à deux causes contraires se faisant équilibre, comme dans la balance. C’est ainsi que l’âne de Buridan est sollicité également par la faim et par la soif. Or c’est là un état d’équilibre instable, état qui, de soi, ne peut avoir de durée. Le moindre changement qui se fera dans l’organisme — et l’organisme varie sans cesse — devra le faire cesser instantanément. Dire que l’on n’agit pas parce que l’on est ballotté entre des motifs de nature opposée, est une locution admissible dans le langage ordinaire, mais qui, scientifiquement, n’a aucun sens. Le maintien de l’équilibre pendant un temps appréciable ne peut être rapporté à une équivalence parfaitement chimérique entre deux causes impulsives qui s’annulent. Force est donc bien de l’expliquer par une résistance. La résistance se proportionne d’elle-même à l’effort. L’anneau auquel est fixée la chaîne qui tient un chien à l’attache résiste dans la proportion exacte des efforts de l’animal.

La délibération peut elle-même, dans ses modes, être l’objet d’une habitude. C’est ainsi que se forment la prudence, la résolution, l’indécision. Dans la prudence, la liberté joue son rôle le plus considérable ; dans l’indécision, elle s’efface. Les caractères résolus sont ceux qui voient tout de suite ce qu’ils doivent faire ; de sorte que, par un paradoxe assez singulier, la résolution ressemble, par le fait, à l’instinct. Il y a des gens qui se tournent naturellement vers le bien, comme d’autres se tournent vers le mal. Ainsi il en est qui ne sont jamais tentés de révéler leurs propres secrets ou ceux qu’on leur a confiés. Ni l’occasion, ni les abandons de l’amitié ou de amour, ni l’ivresse ne leur descellent la bouche, ne dût-il pour eux en résulter aucun inconvénient, dussent-ils même en retirer avantage ou gloire. L’art de se commander à eux-mêmes est devenu chez eux une habitude[1]. Ces gens-là ont fait de la liberté le plus noble usage, ils ont atteint cet idéal de la nature humaine d’accomplir le devoir sans effort. Ainsi se résout l’antinomie morale de Kant[2]. La

  1. « Demandez-vous d’où vous vient le pouvoir de les réprimer (les mauvaises inspirations), pouvoir qui vous est devenu aussi une habitude et dont le combat n’est plus sensible que dans les grandes occasions. » George Sand, Lettre à M. Jules Boucoiran, 22 mars 1830.
  2. Gerne dien’ich den Freunden, doch thue ich es leider mit Neigung,
          Uud so wurmt es mir oft, das ich nicht tugendhaft bin.
    — Da ist kein anderer Rath, du musst suchen, sie zu verachten,
          Und mit Abscheu alsdann thun, wie die Pflicht dir gebeut.

    Je rends volontiers service à mes amis, mais malheureusement je fais cela