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Et pourtant il peut devenir aussi irrésistible que les besoins naturels les plus indispensables à la vie. On peut donc, ce me semble, se demander si ceux-ci n’ont pas une origine semblable. L’animal est tourmenté d’un sentiment indéfinissable qui le pousse à changer de place. Il arrive dans le voisinage de l’eau, il y plonge sa bouche. Il ressent un vif plaisir. N’est-ce pas de ce moment que date le besoin proprement dit ? Je pose la question sans la résoudre.

L’instinct si étonnant de la prévoyance est, chez l’animal, le résultat d’une organisation semblable. C’est l’expérience qui lui apprend à éviter les fausses manœuvres ; et, comme à la suite de la lutte pour l’existence, ce sont les plus avisés qui survivent et perpétuent leur race, l’animal finit par préparer non plus seulement l’avenir immédiat, mais un avenir de plus en plus éloigné. Il fuit le danger avant d’en être directement menacé, il devient méfiant. Ainsi que le voyageur qui, s’aventurant dans une contrée peu hospitalière, se munit d’un bon déjeuner, met pain et viande dans son bissac et vin dans sa gourde pour parer à toute éventualité, l’animal s’approvisionne pour l’hiver, se met à l’abri des grandes eaux ou des grandes pluies, ménage plusieurs sorties à sa demeure et va jusqu’à déposer autour de ses œufs la nourriture dont ses petits auront besoin un jour. En cela il agit par anticipation. Le couple libre, au lieu d’être engendré par un retard, l’est par une avance. Ce n’est plus sous l’empire d’une sollicitation directe que l’être entre en mouvement, mais il se laisse mouvoir par la prévision d’une sollicitation future.

La délibération, reposant essentiellement sur une opposition du psychique et du physique, est donc de soi toujours un acte libre. En est-il ainsi de la décision qui vient à la suite d’une délibération ? J’ai dit plus haut qu’à certains égards elle peut ne pas être libre. Il est clair, en effet, que, si l’on cède à l’instinct, à l’habitude ou à l’émotion, en un mot à l’impulsion organique, la décision n’est pas tout entière imputable à la liberté. Voilà pourquoi l’ivrogne ne nous paraît pas se conduire librement quand il entre au cabaret, ni le poltron quand il se sauve, ni le paresseux quand il se livre au far-niente. Voilà pourquoi aussi on ne se reconnaît comme vraiment libre que quand on suit une ligne différente de celle vers laquelle on est entrainé, de celle que M. James appelle avec tant de justesse a ligne de moindre résistance[1].

On me dira : Vous ne pouvez échapper au déterminisme. Organique ou psychique, c’est le motif le plus puissant qui dicte votre

  1. Voir Revue philos., novembre 1881, p. 518.