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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

caillou à lui-même. Mais l’essentiel, c’est de le faire au moment précis. Le frondeur peut diriger son projectile vers n’importe quel point de l’espace, en lâchant à l’instant favorable la corde qui le retient.

Nos actions physiques se ramènent toutes à ce type : projeter nos membres, les infléchir d’une certaine manière et donner le mouvement d’inflexion dans une phase déterminée du mouvement de projection, les arrêter, les ramener. N’est-ce pas en cela seul que consiste l’art de l’escrimeur ?

S’agit-il d’abattre un arbre ? La cognée du bûcheron s’élève et s’abaisse sans relâche ; mais chaque fois il a soin de donner le coup dans l’entaille commencée. L’arbre est abattu ; il faut le débiter en planches. On l’amène sur un établi devant une scie mécanique. I ne s’agit que de le placer dans la bonne direction. Quand il y est, on le fixe, et l’on met la machine en train. Doit-on donner à un bloc de marbre un certain profil ? Le sculpteur conduit son ciseau de point en point et frappe avec son maillet. L’important pour lui, c’est de poser son outil à l’endroit voulu, c’est-à-dire d’arrêter à temps le mouvement de la main qui le guide et d’asséner avec précision le coup de maillet. Sinon le travail est manqué. Faut-il élever des matériaux ? On les attache à la poulie d’une grue. On tourne la manivelle. Halte ! crie le contre-maître, et on laisse tomber un déclic dans la roue à rochet. Mais c’est surtout dans la grande industrie que l’on voit manifestement que le travail est réglé sur ce modèle. Au temps déterminé, l’ouvrier pousse un bouton, pèse sur un levier, et il met en mouvement les plus puissantes machines.

La part de force qui a été accordée à l’homme et aux animaux est bien petite. Mais ils ont reçu l’intelligence qui leur enseigne à quel endroit et dans quel moment ils doivent l’appliquer. C’est par là qu’ils s’asservissent les forces naturelles. « C’est l’intelligence, dit Homère[1], bien plus que la force qui fait le bon abatteur de chênes ; c’est l’intelligence qui permet au pilote de diriger sur la sombre mer son vaisseau rapide secoué par les vents ; c’est l’intelligence qui donne à l’écuyer la victoire sur son rival. »

L’infusoire qui, à l’aide de ses cils vibratiles, établit dans le liquide où il se meut un courant qui entraine vers sa bouche les particules dont il se nourrit, met à profit l’élasticité des fluides et les lois mécaniques, tout aussi bien que le meunier qui, sous une chute d’eau, construit un moulin à farine. Le protozoaire ou le mollusque qui sait extraire le

  1. Iliad., XXIII, 815.