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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

jouent les vers de terre dans l’ameublissement du sol, Ce sont eux, en définitive, qui auraient été les vrais pionniers de la civilisation, puisque, sans eux, l’agriculture ne serait pas possible. Et enfin, l’homme lui-même, en déboisant les montagnes, en desséchant des marais, en créant des mers intérieures artificielles, en élevant des barrages ou des digues, n’en arrive-t-il pas à modifier même les climats ? Quelle perturbation surviendrait en Afrique et peut-être dans l’Europe même, si l’on faisait du Sahara un vaste lac d’eau salée ! C’est par la liberté que chaque espèce animale s’est créé son patrimoine.

Voilà des conséquences physiques de la mise en action des couples libres. Il en est d’autres d’une autre espèce, difficiles à désigner sous une dénomination générale, mais qu’on pourrait peut-être qualifier d’historiques.

Dans un numéro du Temps[1], M. de Cherville nous dévoilait toute une série d’horreurs qui avaient pour origine la grâce faite à une puce :

« Un philosophe, ayant été mordu par une puce, saisit l’ennemi brusquement, puis, le tenant entre son pouce et son index, se dit : — Vais-je tuer cet insecte ? La vie est-elle moins sacrée dans la puce que dans l’homme ? Celle-ci a cherché à se repaître d’une gouttelette de mon sang. Pourquoi ? Parce qu’elle avait faim. Et qu’est-ce que je fais donc, moi, quand l’appétit me le conseille ? Est-ce que je ne mange pas la chair du bœuf et du mouton égorgés pour mes besoins féroces et ceux de mes semblables ? Je suis aussi vorace que ce petit animal ; encore n’a-t-il que l’instinct, et c’est ce qui l’excuse. J’ai la réflexion, et c’est ce qui me condamne, Non, je ne le punirai pas pour n’avoir fait que ce que je fais à d’autres créatures !

« Et il déposa la puce sur le dos d’un chien qui passait.

« Le chien appartenait à une bourgeoise dont les bas blancs invitèrent l’insecte à changer de logis. Il monta plus haut, quand, le soir, la bourgeoise se déchaussa ; si bien qu’au milieu de la nuit il fit éprouver à la dame une démangeaison très vive qui la réveilla. Près d’elle dormait son mari, et monsieur, rêvant tout haut, prononçait en ce moment, avec un accent de vive tendresse, un nom qui n’était pas le sien. Elle écouta plus attentivement ; c’était celui de sa meilleure amie. Madame ne dit rien ; mais dès l’aube, se levant, elle courut conter au mari de cette éhontée trompeuse tout ce qu’elle avait entendu. Ce n’était pas un Dandin ; il jura qu’il vengerait tout le monde et commença par provoquer et percer d’un coup

  1. Mars 1882.